BEL ETAT

Dans les archives du journal LE MONDE


Siné,du gamin de Belleville au dessinateur incorrigible

Anarchisteanti-flics et anti-curés mais grand ami des chats, Maurice Albert Sinet dit« Siné », est mort le 5 mai.

Par Francis Marmande Publiéle 06 mai 2016

Dessins« coup de poing », trait d’une efficacité redoutable, anarchiste anti-flics,anti-armées, anti-corridas, anti-curés de toutes les religions sans distinctionde genre, grand ami des chats, Maurice Albert Sinet dit « Siné », est mort le 5mai 2016 à l’hôpital Bichat (Paris 18e), des suites d’une opérationdu poumon. Il était né le 31 décembre 1928, dans le 20e, et n’enfinissait pas de ne pas mourir depuis au moins trois ans, d’urgences eninterventions, depuis dix ans sous oxygène, increvable.

D’unepuissance d’invention et de mise en forme sans borne, il aura publié – que cesoit par passion politique, pour la publicité, le jazz ou la java, absolumentpartout, dans toute la presse, de France-Dimanche à Rouge, sauf? Sauf dans la presse d’extrême droite ou quelque feuille antisémite. Il aimel’amour, la bagarre, le désaccord, le vin pur et le dessin.

Régulièrement,dans ses « mini-zones », brefs messages hilarants outoniques qu’il adressait à ses proches, il donnait de ses nouvelles. Les toutesdernières n’ont pour la première fois ni fait rire, ni étonné. Changement deton. Sénèque récrit par Céline : « Depuis quelque temps, vous avez dûremarquer – soulignait Siné – que je ne nageais pas dans unejoie de vivre dionysiaque ni dans un optimisme à tous crins, ce qui estpourtant mon penchant habituel. Je ne pense, depuis quelque temps, qu’à madisparition prochaine, sinon imminente, et sens la mort qui rôde et fouine sansarrêt autour de moi comme un cochon truffier. (…) C’esthorriblement chiant de ne penser obsessionnellement qu’à sa mort qui approche,à ses futures obsèques et au chagrin de ses proches. »

« Semersa zone »

Plusque sa mort à 87 ans, ce qui frappe, c’est son énergie intacte jusqu’au bout.Sa force de frappe, la qualité de sa rage et celle de son invention. Depuis unesoixantaine d’années, les événements aidant, il aura déniaisé le dessin depresse, et suscité des légions de dessinateurs.

Quelquesheures avant de passer, il compose la dernière couverture du journal qu’il afondé en 2008, Siné Mensuel, n° 53, mai 2016. Contexte : depuisun mois, place de la République à Paris, la Nuit debout rassemble toutes sortesde gens en assemblées générales ou concerts, fait débat et s’offre au débat.Avant heurts avec les forces de l’ordre. Une fois de plus, Siné s’emballed’allégresse.

Sadernière « Une » ? Fond rouge incendie, titraille impeccable : « Plusjamais couchés ! » En ombres chinoises, joyeux, un garçon et unefille brandissent deux panneaux au pochoir : « GRÈVE », à quoi répond «GÉNÉRALE ». Plus loin, une petite foule accourt (« En avant », « debout, «vite, « jour », « bravo »), petite foule joyeuse dont les pieds détourés envermillon sur fond noir animent cinétiquement les silhouettes. Tout est dit enune image.

Riende plus nul, les dessinateurs en pestent assez, que de raconter un dessin. MaisSiné n’étant plus là pour « semer sa zone » (un de sestitres), profitons un peu. Tout en bas du dessin, à droite, la signature : cenom qu’il s’est forgé à l’Ecole Estienne (dessin, graphisme, maquette), deuxsyllabes échappées à « des–siné », d’une graphie dansante etstricte. Cette graphie rieuse qu’il répand, entre dessins, images et coupuresde presse, dans ses chroniques, ses « zones », ses « revues de presse », ses «apophtegmes », ses albums autobiographiques : Ma vie, mon œuvre, moncul. La chance des dessinateurs, c’est qu’on ne les prenne ni pour desartistes, ni pour des éditorialistes. Ceux qui se prennent pour, s’y perdent.On le sait à quoi ? A la graphie de leur signature, justement.

Servicemilitaire au mitard

Sinéest né un 31 décembre d’une mère, Fafa la Fouine, qui tient l’épicerie–buvette,mi-drugstore de campagne, mi-capharnaüm de quartier, mi-piste de danse « afterhours », à Belleville (20e), et d’un père problématique. Le père,enfin, le géniteur, était un des bons clients de Fafa. L’autre, Albert Sinet,le mari cocu reconnaît le lardon pour éviter les embrouilles. Un peu dépasséepar les événements, Fafa laisse le choix du prénom à l’obstétricien qui,s’appelant lui-même Maurice, l’intitule Maurice. Elle, elle l’appellera Bobby.

Aujourd’hui,il serait bon pour quinze ans de psychanalyse. Ce qui simplifie et complique lachose, avec Siné, c’est qu’il dit tout, et ce qu’il dit, il le dessine. Lereste, on l’apprend dans Siné, 60 ans de dessin, préface de GuyBedos, textes de François Forcadell et Stéphane Mazurier (Hoëbeke éditions). Oupar l’incalculable nombre de ses auto-portraits, visage ovale, coiffé à laraie, rire marrant ou colère sensible.

L’enfanceà Belleville ? Voir les photos de Doisneau. La guerre ? Masque à gaz et abrissous les bombes. La nuit, Bob organise des cours de danse dans l’épicerie. Cequ’on oublie : le petit Maurice, Albert, Bob, est toujours premier à l’école,au point qu’on le présente avec les meilleurs élèves de Paris à Albert Lebrun,président de la République. A 14 ans, il intègre la prestigieuse EcoleEstienne. Laurent Versy, son géniteur finalement marié à Fafa, dur à cuire(cinq ans de travaux forcés pour avoir tabassé son adjudant), est son héros.

D’uncoup, il découvre l’histoire de l’art et le dessinateur Saul Steinberg. Choc.Des nuits à se forger un style tout en écoutant du jazz grâce aux V-discs dessoldats américains : « Mais j’aime aussi le flamenco, la salsa et leschants soufi. » Paroles, de Jacques Prévert dont ildeviendra l’ami, est son livre de chevet. Il chante dans un groupe, LesGarçons de la rue« comme un chaudron, mais je faisais rire »,pendant deux ans. Et passe dans la foulée l’essentiel de son service militaireau mitard.

Radicalismepolitique

Cesont les chats qui le tirent d’affaire. Après en avoir adressé un à son amieLeonor Fini, mélange de drôlerie et de mot-valise, il en pond à la douzaine.Tous publiés dans une rubrique fameuse de France-Soir (« LesPotins de la commère »). Sa popularité est immense, il déménage et connaîtavec sa première femme qui vient de disparaître quelques heures avant lui unrien d’aisance. La publicité lui réussit. Les gauchistes le lui reprocheront. Ils’en fiche. Première exposition en 1956, Prix de l’humour noir dans la foulée.

En1958, il entre à L’Express pour décliner les « paras »(chutistes) comme il a décliné ses chats. Contre sa direction, il prend fait etcause pour la révolution algérienne. Fabrique de faux papiers de même qu’ilavait fabriqué de faux tickets de rationnement pendant la guerre. Transforme lebloc-notes de François Mauriac en « débloc-notes » et quitte avecfracas le journal de Servan-Schreiber, comme il quittera plus tard larevue Jazz-Hot qui l’avait censuré.

En1962, il crée, avec l’appui de l’éditeur Jean-Jacques Pauvert – fameux tandemqui aura bien radicalement contribué à l’évolution des pensées – SinéMassacre« Massacre », comme le « Mensuel » de SinéMensuel, dessiné en style de verre brisé. Son radicalisme politiques’accentue. Huit numéros, neuf procès, une solide haine de De Gaulle. En 2005,il dira au Monde : « Quand je vois le tableaud’aujourd’hui, je me demande pourquoi je le haïssais tellement. »

Ilmultiplie les couvertures de bouquins (Folio), avec de purs chefs d’œuvre (Zaziedans le métro) et jamais rien de faible. Régent du Collège depataphysique, comme Raymond Queneau et Boris Vian, ses amis, un sérieux collègepour rire, il fraiera avec L’Ouvroir de Littérature Potentielle (OULIPO).Il n’y avait pas de livres à l’épicerie. Il se lie d’amitié avec Genet, a lalittérature dans la peau, Céline, tous ceux qui ne « goncourtisent pas», mais cale devant ses écrits antisémites.

MalcolmX est parrain de sa fille

Deuxièmeengouement après la Libération de Paris, son premier voyage à Cuba –révolution, rhum et salsa. Il voyage pour Lui, le très masculinmagazine de charme, comme on dit. Malcolm X, qu’il rencontre au passage, estparrain de sa fille. De Cuba aussi, il finira par se faire virer, pour avoirdéclaré en symposium que « le rôle de l’artiste, c’est de foutre lamerde ».

Mai-68,c’est comme s’il l’attendait : « Mai-68 a été une fête aussiformidable que brève. Comme la Libération. Avec Pauvert, on a inventé L’Enragé :huit numéros, plus trois ou quatre. » L’Enragé (le « G » dessine unefaucille avec un marteau) fait suite à Action, de Jean Schalit oùSiné rejoint Wolinski avant de claquer la porte pour un dessin (contre la CGT)refusé. Il fréquente Choron et Cavanna, les créateurs de Hara-Kiri,« journal bête et méchant », et politise leurs troupes :Wolinski, Topor, Gébé, Reiser, Cabu. À Catherine, qui sera sa seconde épouse,il écrit – elle est au Brésil où il la rejoindra : « La chienlit,c’est moi ! »

«Chienlit », ainsi de Gaulle désignait-il les enragés de Mai-68. Le mot,curieuse ballade, sera repris par Sarkozy, NKM et finalement Manuel Valls.Comme les mineurs des grandes grèves (1947) qui avaient subi la Gestapo, puisla police française, il n’hésite pas devant l’équivalence CRS=SS. A quoiDelfeil de Ton, autre historique de l’aventure Hara-Kiri quilui adresse un fraternel salut ce soir 5 mai sur le site de L’Obs,avait comiquement répondu : « Etudiants-diants-diants… » Formidableépoque. L’épopée avec Hara-Kiri puis Charlie,mérite une étude qu’a vigoureusement ouverte Delfeil dans L’Obs du15 janvier 2015, après les attentats qui ont décimé la rédaction de Charlie etl’Hyper Cacher de la porte de Vincennes.

Labibliographie de Siné, comme ses relations étroites avec la musique noire, lefree, les musiciens, les affiches de festival et les revues spécialiséesmériteraient aussi quelque thèse ou foutaise. Outre de superbes pochettesillustrées, il aura réalisé deux anthologies personnelles (« bordéliques àsouhait », dira-t-il) pour Frémeaux & Associés : « DécouvrirSaul Steinberg, c’est comme entendre pour la première fois Charlie Parker. Lavie bascule. »

Reposera-t-ilen paix ? Siné ne laisse pas tranquille, c’est sa force. Il communique uneallégresse sans nom, c’est son geste. Curieusement entouré d’amitié et d’amour,lui qu’on voudrait furibard. Lors d’une exposition à l’Ecole Estienne, Sinél’incorrigible (2012), on pouvait lire cette carte d’identité presqueofficielle, ficelée par ses soins : « Bob la Gamberge, fils de Laurentla Bigorne et Fafa la Fouine, nationalité douteuse, dessinateur dithumoristique, démolisseur invétéré de la grande éloquence, des institutions etdes bons sentiments. » Au beau milieu – « Unes »,affiches, couvertures en tout genre –, d’un festival de fesses et deconvictions.

D’« Hara-Kiri »à « Charlie », une plume hors de contrôle

Dansles années 1960, Siné fréquente évidemment Cavanna et Choron, les créateurs d’Hara-Kiri,qu’il ne trouve pas assez politisé. Mai 68 fait le reste. En 1974, emballé parla « révolution des œillets » au Portugal, Siné regrette lamansuétude des gens de gauche à l’égard de membres de l’ancien pouvoirsalazariste. Cavanna le prend mal : « En effet, ils sont degauche et c’est pour cela que nous sommes de gauche» Gauchedémocrate et légaliste, contre gauchisme radical. Rien de nouveau sous lesoleil lisboète.

En1980, à la demande de Cabu, Siné reprend dans Charlie unechronique. Mais Choron, fin 1981, doit arrêter le journal. Dix ans plus tard,pendant plusieurs mois, Cabu, Willem, Gébé et Siné, fabriquent La GrosseBertha. Avant échec et republication de Charlie Hebdo. Aprèsla mort de Gébé, en 2004, Philippe Val – ancien comédien chanteur – devientdirecteur de la publication. Pas le moindre atome crochu entre Val et Siné, quireste inflammable autant qu’incontrôlable.

Licenciementabusif de « Charlie Hebdo »

Le2 juillet 2008, dans sa chronique de Charlie, Siné commentesarcastiquement deux faits concernant Jean Sarkozy, le fils du président. Undélit de fuite en scooter : « Le parquet a même demandé sarelaxe ! Il faut dire que le plaignant est arabe ! Ce n’est pas tout : il vientde déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive,et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit! »

Cequi, dans un premier temps, ne suscite aucune réaction : le fait a déjàété rapporté par le président de la Licra. Puis, à la suite d’une vigoureuseremarque sur RTL du journaliste Claude Askolovitch, tout prend feu : Sinéest taxé d’antisémitisme, ce qui reste pour lui l’injure majeure. Val lelicencie le 15 juillet. Les pétitions s’affrontent, la blogosphère s’embrase.D’anciens propos tenus en état d’ébriété à Carbone 14 (radio très « libre » dudébut des années 1980), pour lesquels Siné avait fait des excuses publiques,sont exhumés.

Citéà comparaitre par la Licra pour « incitation à la haine raciale »,Siné sera relaxé par la 6e chambre correctionnelle de Lyon le24 février 2009, puis en appel, le 26 novembre 2009, et finalement, aprèscassation, acquitté sur le fonds. Pour licenciement abusif, Charlie estcondamné à lui verser 90 000 euros. Siné fonde dans la foulée SinéHebdo, dont les débuts sont brillants, avant de devenir SinéMensuel.

Francis Marmande