GUY PEELLAERT dessins

PIERRE BARTIER scénario

ERIC LOSFELD 1966


 

EDITION ORIGINALE

 

TRES BEL ETAT  sans défaut mais également sans jaquette



dans les archives du journal LE MONDE:

GuyPeellaert, peintre, illustrateur, affichiste, photographe et auteur de bandesdessinées

En 1968, il publiait "Pravda lasurvireuse", une bande dessinée délurée dont le graphisme et le scénariodépassaient le cadre du genre pour être en prise directe avec une société quiaspirait à une plus grande liberté sociale, politique et culturelle. Elle endeviendra le symbole.

Par Yves-Marie Labé

Publié le 24 novembre 2008

Peintre,illustrateur, affichiste, photographe et auteur de bandes dessinées, GuyPeellaert est mort dans la nuit du 17 au 18 novembre. Il était âgé de 74 ans.Bruxellois d'origine, Guy Peellaert étudie aux Beaux-Arts de la capitale belge.Il débute dans la décoration de théâtre et la publicité. En 1967, établi àParis - "Je suis un travailleur immigré belge",s'amusait-il -, il se fait connaître des amateurs d'illustrations et de BD endessinant Les Aventures de Jodelle, sur un scénario dePierre Bartier, prépubliée dans Hara-Kiri.

Unan plus tard, il crée Pravda la survireuse, coécrit avec lecinéaste Pascal Thomas. Inspirée de Françoise Hardy, alors que Jodelleressemble à Sylvie Vartan, Pravda ("Vérité" en russe, mais égalementtitre du journal officiel de l'ex-URSS) est une héroïne longiligne et sexy,adepte de rodéos à moto dans les rues d'une ville censée représenter notresociété et vouée à la destruction. La jeune motocycliste est (peu) vêtue d'ungilet très échancré, arbore des couleurs acidulées orange, rouge, vert, très1960-1970, et des bottes de cuir.

Jodelle et Pravda,deux albums provocateurs pour l'époque, sont publiés par Eric Losfeld. Ilscristallisent les préoccupations d'alors : gloire et abus du star-système,rejet de la société de consommation, libération des moeurs, émergence duféminisme et fascination ambiguë exercée par l'Amérique. Cela sur un temporock, graphique et chromatique. Pravda la survireuse correspondaussi à une révolution dans la BD ; elle incarne la première héroïne sexuée, etdonc la BD adulte. Le Seuil a prévu de rééditer cet album le 15 décembre.

"Ce livre aété un choc pour beaucoup de monde, y compris à Lodz, en Pologne, oùj'habitais. Il ne m'a plus quittée jusqu'à ma venue à Paris, en 1971",confie la galeriste Basia Embiricos, une amie de Guy Peellaert. Le couturierJean-Charles de Castelbajac utilisera Pravda et Jodelle pour sa collection de2001, tandis que le mouvement du pop art (Warhol, Lichtenstein, Jones...) faitsiennes ces deux BD.

GuyPeellaert se lance ensuite dans l'affiche de film (Taxi Driver, deMartin Scorsese, Les Ailes du désir, de Wim Wenders, L'Argent,de Robert Bresson...) et dessine des pochettes de disque pour les RollingStones (It's Only Rock'n'Roll), pour David Bowie - dont la célèbreimage mi-chien, mi-homme illustre l'album Diamond Dogs -,pour Etienne Daho ou Lio.

Pourfendeurde l'art bien-pensant, cet érudit sensible et pudique, qui pouvait êtreexcessif, tyrannique et férocement caustique, mais toujours avec les mots et lapolitesse d'un autre siècle, était d'abord un fou de travail et deméticulosité... même si son atelier près de la Bastille, à Paris, était unfouillis indescriptible : tiroirs et tables débordaient d'images, de photos, detextes, qu'il découpait, collait et détournait, s'aidant de pigments, depastels. "Guy Peellaert est l'un des plus fantastiques manipulateursd'images de notre époque", soulignera Eglée de Bure dans ArtPress en 2001. C'est là qu'il vivait avec son épouse Elisabeth,traductrice d'oeuvres anglo-saxonnes, et avec son fils Orson.

GuyPeellaert a publié Rock Dreams en 1974 (Albin Michel, rééditépar Taschen en 2003). Cet album cosigné avec le critique Nick Cohn offre desicônes d'inspiration biblique, photos peintes de stars du rock et de la popmusic (Janis Joplin, Johnny Cash, Elvis Presley, Bob Dylan, Mike Jagger, TinaTurner, Sinatra...) saisis dans leur solitude ou leur rêverie.

Dansce livre, "il y a beaucoup d'Annonciations, de Tentations,d'Extases, de Nativités et de Pietàs, mais jamais de Résurrections",note le préfacier, l'écrivain américain Michael Herr, mettant ainsi à jour leversant sombre de Guy Peellaert, voilé par une légèreté, et un appétit de lavie qui le faisaient participer à des fêtes tard dans la nuit parisienne.Ilaimait aussi rassembler ses amis dans sa maison du Cotentin.

RockDreams, devenu culte, se vend à plus d'un million d'exemplaires et fortifie lanotoriété de Guy Peellaert aux Etats-Unis. Tout en exposant à Londres, à Bâle,à Tokyo, à Paris, à New York, à La Havane, mais aussi à Reims ou à Brest,ce "fabricant de rêves fabuleux", selon l'expression duphotographe Christian Sarramon, crée le générique de l'émission "Cinéma,cinémas" de son ami Claude Ventura, qui réalisera un portrait télévisé delui en 2005.

Cegéant à la voix douce, amateur de boxe et de flipper, rêvait de rock, demusique country et d'Amérique dans les bars louches du Bruxelles de sajeunesse. Artiste reconnu, il dynamitera à nouveau les mythes du spectacle etde la politique en provoquant la rencontre sur papier, à Las Vegas, de duosemblématiques du Nouveau Monde - Jackie Kennedy et Cassius Clay, Jane Fonda etRichard Nixon... - dans The Big Room (Albin Michel, 1986,préface de Jean Baudrillard).

"CONTRE LES BIEN-PENSANTS"

Suivrontdes collages de personnalités politiques réunies dans Rêves du XXe siècle (Grasset,1999), et diverses oeuvres, dont l'étonnante carte de voeux de l'an 2000 conçuepour Jean-Pierre Chevènement. Sous le titre "La République contre lesbien-pensants", Napoléon y enlace une Jeanne d'Arc peu vêtue, tandis quele ministre de l'intérieur botte les fesses de Clemenceau et de Gambetta. GuyPeellaert défendra la candidature de M. Chevènement au premier tour de laprésidentielle de 2002.

Avantsa mort, l'artiste livrera une dernière série d'images à "Next", lesupplément de Libération, avec Vanessa Paradis, Tina Turner etMadonna en égéries de la mode et de la musique, deux thèmes qui lui étaientchers. Sans jamais se plaindre de son mal, il préparait une BD "hyper-provocatrice",une pochette de disque pour un jeune groupe de rock et une couverture de roman.Créateur pluridisciplinaire, passager d'une époque pendant laquellel'"icône" (photo, affiche, BD, collage ou cinéma) a acquis seslettres de noblesse, Guy Peellaert devrait être à l'honneur de l'exposition2009 du Palais des beaux-arts de Bruxelles sur les "sixties".

Yves-Marie Labé

 

 

Sourcewikipedia

GuyPeellaert

 

GuyPeellaert, né le 6 avril 1934 à BruxellesBelgique, et mort le 17 novembre 2008 à ParisFrance, est un artiste belge ayant passél'essentiel de sa vie en France.

Artiste plasticienpluridisciplinaire de la seconde moitié du xxe siècle, ilcultive le statut d'inclassable et revendique l'hybridation, réfutant toutehiérarchie entre les arts et participant à leur décloisonnement dès le milieudes années 1960. Il oppose au statut d’artiste celui de « faiseur d’images »et entretient des rapports ambigus avec le monde de l'art, contournant lesinstitutions et le marché en privilégiant la diffusion de ses œuvres à traversdes supports de série tels que le livre, la presse, l'affiche ou encore le disque.

Sadémarche, dont le moteur principal est une interprétation picturale des mythologies issues de laculture iconographique occidentale, aboutit à la production d'œuvres figuratives à dimensionnarrative, le plus souvent inspirées par le langagecinématographique. Celles-ci s’appuient sur diversprocédés de manipulation de l'image qui témoignent d'une utilisation pionnièredes ressorts de l'appropriation etdu détournement aujourd'huirépandus dans l'art contemporain.

Sacarrière est marquée par une succession d'innovations et de ruptures formellesdélimitant cinq périodes distinctes, ainsi que par l’alternance de longsprojets personnels pouvant nécessiter jusqu’à dix années de travail, et laréalisation parallèle de travaux de commande.

Ilatteint la notoriété en Europe au milieu des années 1960 par ses bandes dessinées expérimentales Les Aventures deJodelle et Pravda la Survireuse,associées au Pop art età la contre-culture,puis à travers le monde à partir de 1973 avec la série Rock Dreams, ensemble de 125 portraits hyperréalistes pour lequel ildéveloppe une hybridation complexe entre photographiephotomontage et peinture. Cette œuvre marque durablementla culture rock émergente et conduit à de célèbres collaborationsavec des personnalités telles que David Bowie, les Rolling Stones ou encore Martin Scorsese.

Ilse retire progressivement de la vie publique à partir de 1976 pour se consacrerà Las Vegas, The Big Room,nouvel ensemble de 48 portraits qu’il n’achèvera que dix années plus tard. Il yintroduit une nouvelle technique où le pastel est utilisé sur une basephotographique, qu’il développe en parallèle d’une longue collaboration avec lecinéaste Wim Wenders,avec qui il réalise de nombreuses affiches durant les années 1980. Cettedécennie est profondément marquée par le cinéma, avec la réalisation pourla télévision françaisedu générique de l’émission culte Cinéma, Cinémas ainsique des affiches pour Robert BressonStephen FrearsLeos CaraxMichael Cimino ouencore Francis Ford Coppola.

Sa FresqueGershwin, réalisée entre 1990 et 1991 pour lecinéaste Alain Resnais,inaugure la brève période monumentale de l’artiste, abandonnée en 1994 auprofit des premières expérimentations avec la peinture numérique.Entre 1995 et 1999, il s’appuie sur les techniques émergentes de publicationassistée par ordinateur pour réaliser Rêves du vingtièmesiècle, et marque par cet ensemble de 86 portraits sondernier grand projet personnel ainsi que l'ultime rupture formelle de sacarrière.

 

GuyLouis Peellaert est le deuxième enfant de Robert Peellaert, héritier d’unerente familiale issue du négoce de charbon d'Anvers, et de Gabrielle Permesaen, fillede tailleurs de Louvain. Précédemment, le couple a eu unefille, Denise, née en 1930, ainsi qu’une première fille décédée peu après sanaissance en 1929.

Cettefamille de la grande bourgeoisie catholique belge habite la célèbre Avenue Louise à Bruxelles. Il est alors possible de s’ypromener à cheval pour rejoindre le haras familial de Hoeilaart où Robert possède une écuriede chevaux de course. Celle-ci constitue le point d'ancrage de lafamille : dès leur plus jeune âge, Guy et sa sœur se voient imposer lapratique de l’équitation. Denise y excelle et fait rapidement figure d’enfantfavori, tandis que Guy, soumis à la sévérité tyrannique de son père, s’entrouve durablement inhibé et ne retrouvera le goût de l'équitation que dans lamaturité. Jouissant d’un confort matériel certain, la famille passe les hiversen Suisse, les étés au Cap d’Antibes où l’un desquatre oncles paternels possède une luxueuse propriété, et surtout à Ostende où se déroule la saisonhippique et où Robert Peellaert a fait l’acquisition d’un immeuble face à lamer1.

Aulendemain de la déclaration de guerre en 1939, les Peellaert quittent Bruxellespour se réfugier en France, à Vals-les-Bains, mais ne tardent pas àrejoindre la Belgique une fois assurés de ne pas y être inquiétés. La famillepassera la période de la Seconde Guerre mondiale àl’abri du besoin et ne renoncera pas à son train de vie alors même que lescoûts explosent et que sévissent privations et rationnements à travers l’Europeoccupée. Il semble que la mère de Guy ait aidé plusieurs juifs à échapperaux Nazis : elle vient notamment enaide à un chirurgien avec lequel elle entretient une liaison, et exprime avecinsistance le souhait de voir son fils exercer la médecine afin de reprendre unjour la clinique de son ami.

 

Peu enclin aux études, le jeune Guy est un élève dissipé etun adolescent rebelle : à l’âge de 13 ans, il est envoyé par ses parentsdans un pensionnat Jésuite réputépour sa sévérité afin d’y être « brisé, cassé, maté » selon lessouvenirs de l'artiste. Malgré les réticences de sa mère, et sur les conseilsd’un professeur ayant remarqué qu’il passe le plus clair de son temps àdessiner, il est finalement inscrit à l’Institut Saint-Luc,école bruxelloise renommée pour l'enseignement des artsdécoratifs. Il se spécialise en artmonumental, et étudie notamment la fresque et la peinture murale, quimarqueront durablement ses années d'apprentissage. Il se révèle brillant élève,mais n'effectue que quatre années d'études sur les sept prévues par leprogramme, déterminé à s'émanciper des aspects les plus académiques de saformation. Il gardera néanmoins de son passage à l'Institut St-Luc un souvenirimpérissable, qui provoque alors son premier grand choc esthétique : lavisite à Anvers du plus grand atelier européen de calicots de cinéma,reproductions d'affiches peintes sur des toiles géantes destinées à êtreaccrochées au fronton des salles de cinéma2.

 

GuyPeellaert décrira la Belgique d'après-guerre comme une « colonieaméricaine », une porte d’entrée stratégique pour la diffusion de laculture américaine à travers l'Europe occidentale. Au lendemain de laLibération, celle-ci constitue pour les États-Unis un double enjeu politique etéconomique : les accords négociés auprès des pays européens à la suitedu Plan Marshall prévoienten effet l’autorisation de faire projeter massivement les films américains dansles salles de cinéma, ou encore de favoriser l’exportation de produits degrande consommation comme le chewing-gum, les cigarettes ou le Coca-Cola. La Belgique, qui au contraire dela France ne bénéficie pas de politique de protectionnisme culturel ni devéritable production cinématographique nationale, s'ouvre massivement à laculture et aux investissements américains3 C'est ainsi que, durant lesannées 1950, Peellaert se rend au cinéma jusqu'à quatre fois par semaine pour yvoir, en version originale, de nombreuses productions hollywoodiennesauxquelles le reste de l'Europe n'a pas accès. Il affirmera plus tard queBruxelles était alors l'équivalent d'une ville moyenne américaine des années1950, telle que représentée au cinéma, où l'on retrouve notamment l'opposition"Uptown" et "Downtown" délimitant les beaux quartiers etles quartiers populaires. Adolescent rebelle issu d'une bourgeoisie qu'il jugemortifère, il est attiré par les "bas-fonds" et s'identifie aux hérosaméricains qui transcendent leurs origines sociales, à l'instar de Gentleman Jim interprétépar Errol Flynn,qui permet au jeune garçon de s'extraire du quotidien4.

Installépendant la durée de ses études au domicile de sa mère, Peellaert habite àquelques pas du Centre Culturel Américain de Bruxelles, où il passe son tempslibre immergé dans les titres phares de la presse américaine illustrée,tels Collier's WeeklySaturday EveningPostNational Geographic etsurtout Life, le grand hebdomadaire américaindu photojournalisme quiexerce sur lui une véritable fascination et nourrit son imaginaire de manièredécisive5. La découverte dans la presse dupeintre muraliste Thomas Hart Benton,qui met en scène la vie quotidienne américaine des années 1920 sur de grandesfresques ornant les murs de bâtiments, ou encore de ReginaldMarsh (en),autre américain associé au réalismesocial (en) et à lareprésentation de tranches de vies burlesques à New York, le bouleverse tout particulièrement.Ces artistes alors ignorés par la culture dominante lui révèlent un art« non-noble » en prise directe avec la vie, porteur de modernité etd’émotions viscérales, que Peellaert oppose instinctivement au "bongoût" officiel consacré par la culture bourgeoise et les institutions quila régissent.

Auxinfluences du cinéma et de la photographie de presse s'ajoutent la découvertedu roman noir etde nouvelles musiques venues elles aussi des États-Unis : le rhythm and blues et le rock 'n' roll, diffusés dans lesbars du quartier des poissonniers du port d'Ostende, la station balnéaire où Peellaertpasse ses vacances et rend visite à son père malgré des rapports de plus enplus difficiles. Il est attiré par ces lieux de danger et de séduction, danslesquels se pressent alors des groupes de jeunes gens à la recherche desensations fortes, et où se trament des rivalités entre bandes anglaises etbelges5.

 

Au moment où Peellaert décide de mettre un terme à sesétudes, la révolte contre l'autorité paternelle atteint un seuilcritique : le jeune homme frappe son père lors d'une violente altercationet quitte définitivement le domicile familial. En 1953, à l'âge du servicemilitaire, il opère une rupture décisive en s’engageant dans le Corps de Volontaires pour la Corée. Au terme d'un entrainement auprès des para commandos, ilrejoint les "Bérets Bruns" du Bataillon Belge, créé pour répondre àl'appel de l'ONU etprêter main-forte aux soldats américains déployés à la frontière nord-coréennedepuis le début de la guerre en 19506 Peellaertrestera longtemps muet quant à ses expériences sur le front. Pourtant, leconflit touche bientôt à sa fin, et il peut assister aux côtés des G.I à l'undes concerts de soutien donné par Marilyn Monroe en février 1954, puis entreprendre un voyage à travers l’Asie avecses camarades militaires. Lors de cette permission, il visite notammentle Japon avantde rentrer en Belgique à bord du navire amiral Kamina, le 8février 19557.

 

De retour de Corée, en situation de rupture familiale,Peellaert doit désormais subvenir seul à ses besoins. Sa première véritableexpérience professionnelle débute lorsqu'il est engagé comme assistant dudécorateur et costumier Denis Martin au Théâtrenational de Belgique8 Ausein d'une équipe réduite, il dessine et confectionne les costumes et décors depièces d'auteurs classiques tels que Shakespeare et Molière,mais également de contemporains comme Arthur Miller ou Bertolt Brecht, que le National est l'un des premiers théâtres européens àsoutenir9 LeThéâtre National se veut à l'avant-garde de la création depuis sa constitutionen 1946, et les mises-en-scène sont résolument modernes : selon Peellaert,les décors voulus par Denis Martin sont austères et minimalistes, mais perturbéspar l'irruption d'un élément baroque exagérément disproportionné, qui ne peuten aucun cas provenir du monde extérieur et doit donc être créé de toutespièces. Cette vision rigoureuse de la scénographie constituera un élément majeur de son apprentissage, etPeellaert confiera avoir intégré auprès du décorateur les qualités créatives ettechniques fondamentales de sa future carrière10.

 

Depuis son apprentissage des artsdécoratifs, Peellaert est fasciné parl’esthétique de la publicité,discipline en plein essor dans les années 1950 et dans laquelle il croitdeviner "l’art du vingtième siècle." En 1957, il intègre lasuccursale belge de l'agence chargée de la promotion des produits de maquillage Max Factor. Lafirme américaine est alors la première à construire son développement autourd’une association avec les vedettes du cinéma hollywoodien11 Peellaertmanipule ainsi de nombreuses photographies de mode et de beauté, élémentsiconographiques qu’il détournera plus tard dans une part importante de sesœuvres. Il se retrouve bientôt responsable de « l'image de marque »de Max Factor à travers l'Europe. Bien qu'il semble promis à un bel avenir, ilest rapidement frustré par les contraintes d'un travail qu'il juge répétitif,et par la vie conventionnelle qui l’accompagne. À travers la publicité, ilavait espéré « s'exprimer sur les murs » mais constate avecdésillusion qu'il s'agit d'absorber au plus vite différentes modes émergentes,et que la publicité ne permet pas de création véritable12.Convaincu qu'il a choisi le mauvais chemin de vie, il décide de démissionner en1960. La même année, il épouse Anne, sa première femme, dans un mariagecatholique célébré à l'église.

 

Ilse consacre alors à l'illustration en tant qu'artiste indépendant, et subvientà ses besoins grâce à des contributions régulières pour la presse belge,française et allemande. La Radio-Télévision Belge lui commandedifférents travaux pour la promotion d’événements musicaux, notamment autourdu jazz dont il est devenu un ferventamateur13. La ligne aérienne nationalebelge Sabena lui confie la réalisation deson calendrier annuel en 1963, une commande prestigieuse qui sera égalementconfiée à René Magritte l’annéesuivante. Le style qu'il développe alors est empreint d’influences surréalistesmais aussi d’une recherche d’efficacité héritée de son passé récent depublicitaire. Ses sources d’influence notables sont les innovations graphiquesdes PushPin Studios (en) deNew York, ou encore les dessins de l’affichiste français Raymond Savignac.

Tandisqu’il multiplie les recherches formelles et les expérimentations graphiques,Peellaert se rapproche en 1961 des Aluchromistes Belges, un groupe d’artistesen formation qui utilise l’aluminium oxydé comme support pictural ainsi quedivers procédés de coloration issus de l’industrie. En 1964, il crée pour laRTBF ses premières images composites mélangeant éléments photographiques etdessins. Celles-ci présentent un épais trait noir stylisé, des personnages auvisage effacé représentés en série comme par des procédés mécaniques, desaplats de couleurs pures ainsi qu’une mise en page en vignettes qui évoquela bande dessinée :ces éléments distinctifs sont annonciateurs du style Jodelle quel’artiste élaborera au cours de l'année 1965. C'est également à cette périodequ'émergent certains motifs récurrents de la période pop, comme les joueursde football américain,qui apparaissent sur une fresque murale réalisée pour les locaux d'unecompagnie d'assurance, et sur diverses illustrations de presse14.

Œuvre

Aprèsavoir étudié à l’École des Beaux-Arts de Bruxelles, il débute comme décorateur dethéâtre et illustrateur publicitaire.

Installéà Paris, à partir de 1967,il se fait connaître par le biais de la bande dessinée. Son style s’apparenteà l’esthétique « psychédélique »et au Pop Art:

LesAventures de Jodelle, sur un scénario de Pierre Barbier,paraissent en 1966 dans le mensuelsatirique Hara-Kiri.L'héroïne est un avatar de la chanteuse Sylvie Vartan.

Peellaertréitère en 1967 dans ce même magazine, avecune seconde aventure, coécrite avec Pascal Thomas pour une nouvellehéroïne, Pravda, la survireuse. Cette fois, c'est lachanteuse Françoise Hardy quiest prise comme modèle. Héroïne très sexuée, Pravda est un choc pour beaucoupde monde, jusqu'en Pologne15. Le mouvement du Pop Art s'approprie ces deux héroïnesaux États-Unis.

Dansle même style, Peellaert réalise la même année, le générique et les insertsanimés du film d’Alain JessuaJeu de massacre avec Jean-Pierre Cassel dansle rôle d’un auteur de bandes dessinées16.

Sesdernières expérimentations dans le monde de la bande dessinée sont quatremini-séries réalisées dans le mensuel Hara-Kiri entre1968 et 1970 : The Game (du no 76de janvier 1968 au no 84 de septembre1968), She and the Green Hairs (en collaboration avec RogerWolfs, du no 86 de novembre 1968 au no 94de juillet 1969), Carashi ! (du no 95d'aôut 1969 au no 102 de mars 1970) et MarshaBronson (un seul épisode dans le no 105de juin 1970).

Peellaertvit à Paris, où il travaille dans un fouillisindescriptible près de la Place de la Bastille. Son atelier est rempli de photos,d'images, de textes découpés en vue de ses montages. Il vit avec sa femmeElisabeth, traductrice d'ouvrages anglo-saxons, et son fils Orson17.

En 1969,Pelleart part travailler en Allemagne puis aux États-Unis où il se consacreà la peinture quise traduit dans la conception d’affiches de films pour quelques cinéastes,dont : Robert AltmanFrancis Ford CoppolaMartin ScorseseWim Wenders ou Robert Bresson (Voir sectionAffiches de cinéma)
Et des pochettes de disques pour 
David BowieThe Rolling Stones ou Étienne Daho (Voir sectionPochettes de disques)

En 1982,sur la musique de Franz Waxman – issue dufilm Uneplace au soleil, réalisé par George Stevens –, il réalise legénérique de l’émission de Télévision consacrée auSeptième Art, Cinéma, cinémas pour Antenne 2.

Sesœuvres font l’objet de nombreuses expositions à travers le monde (LondresBâleTokyoParisNew YorkLa HavaneReimsBrest).

Ellessont réunies dans quelques livres qui connaissent un grandsuccès international :

RockDreams (1974)18: album d’illustrations peintesautour de rencontres improbables entre artistes du show-bizz photos peintes de starsdu rock ou de la musique pop, sur des textesde Nik Cohn (critique de musique rock).Il a été vendu à plus d’un million d’exemplaires.

Las Vegas. The Big Room (1986)19 : Peellaert utilise le pastel pour représenter descélébrités emblématiques de l’Amérique (textes de Michael Herr).

Rêvesdu 20e siècle (1999)20 : avec la complicité de NikCohn pour les textes, Peellaert rassemble des collages peints de diversespersonnalités politiques comme Jacqueline Kennedy et Cassius ClayJane Fonda ou Richard Nixon.

Sesdernières productions sont faites de découpages photographiques à l’aide dela palette graphique surordinateur, telle l'étonnante carte de vœu « La République contre lesbien-pensants », qu'il réalise pour Jean-Pierre Chevènement,alors ministre de l'intérieur, en 200021Napoléon y enlace une Jeanne d'Arc en armure etChevènement botte les fesses de bourgeois en haut-de-forme22. Pelleart se range aux côtés deChevènement pour l'élection présidentielle de 200223.

FashionDreams, son dernier travail, est publié en avril 2008.C’est une exceptionnelle série de tableaux exécutés pour Next, lesupplément artistique du quotidien Libération.Il y a MadonnaMareva GalanterVanessa ParadisTina Turner... dans un jeu de rôleillustrant le thème de la mode et de la musique, cher à ce créateur visionnaire.Le 3 novembre dela même année paraît Petite Mort, le premier album du groupe derock, Second Sex,dont il a réalisé la pochette.

Deuxsemaines après, Peellaert meurt d'un cancer à l'âge de 74 ans. Il a étéincinéré au crématorium ducimetière parisien du Père-Lachaise,le vendredi 21 novembre 200824.

 

 

LesAventures de Jodelle

 

Les Aventures de Jodelle est une bande dessinée expérimentale créée par l'artiste belge Guy Peellaert en 1966. À la fois considéré comme l'un despremiers romansgraphiques et comme une composantedu Pop art européen,cet ouvrage marque le début de la période pop del'artiste.

L’histoirese déroule en l’an 14, dans un monde onirique et anachronique où se confondentla Rome antique etl’Amérique des années 1960. Alors que la Proconsule menaced’un coup d'État la République hédoniste de l’empereur Auguste, l’Espionne-chefconfie à l’agent Jodelle la mission de s’introduire dans la demeure de laconspiratrice afin d’y subtiliser des preuves. Avec l’aide de Gallia, femme dechambre de la Proconsule, Jodelle met la main sur les documents compromettantsmais les deux femmes sont rapidement faites prisonnières. Gallia est exécutéetandis que Jodelle parvient à s’échapper, avant de disparaitre aussitôt.L’Espionne-chef recrute Bodu, jeune cousin de Jodelle doué de télépathie, pourtenter de retrouver la jeune femme.

Pendantce temps, Jodelle a été découverte au bord d’une route, amnésique, et livrée àun trafic d’esclaves. Baptisée « Amnesia », elle est vendue àMonsieur, dandy énigmatique qui l’installe dans un palais souterrain où ellepartage un dortoir avec d’autres prisonnières. Indifférente au sort des autresesclaves du harem, qui préparent une mutinerie, « Amnesia » faitpreuve de loyauté et de zèle et devient rapidement la favorite du maître deslieux. Monsieur lui fait découvrir les activités du palais, qui n’est autre quele quartier général clandestin dédié à la propagande de la Proconsule. Amnesiafait également la connaissance de Glamur, le neveu de Monsieur : celui-ciest venu au palais afin de transporter des femmes vers son pays, la Glamurie oùne vivent que des hommes, pour la saison des accouplements. Au cours d’unealtercation avec Jodelle, qui se refuse à lui, Glamur perd un bras dans l'eau"fondante" du canal souterrain, mais finit par échanger un baiseravec la jeune femme, dont il tombe amoureux.

Envisite au palais, la Proconsule tombe nez-à-nez avec « Amnesia », quiretrouve aussitôt ses esprits. Rappelée à sa mission, Jodelle conduit lamutinerie des esclaves. Avec l’aide de Bodu et des Glamuriens envoyés enrenfort, les rebelles s'échappent du palais après avoir abattu Monsieur.Jodelle remet le journal intime de la Proconsule à l’Espionne-chef et àAuguste, qui rendent son contenu publique et provoquent ainsi la disgrâce de laconspiratrice. Alors que celle-ci doit être arrêtée, elle parvient à surprendreJodelle, Auguste et l’Espionne-chef dans un dernier rebondissement, mais Bodusurgit au moment où la situation semble désespérée. La Proconsule est enfincapturée, puis livrée à la vindicte populaire et mise à mort dans le Colisée,où elle est dévorée par de sinistres créatures.

Lerécit connait un ultime soubresaut lorsque Jodelle et Bodu, ayant accompli leurmission, se laissent aller à une étreinte. Bodu, que l’on a déjà vu semétamorphoser en vampire à plusieurs moments clé de l'aventure, révèlesoudainement des yeux rouges et des crocs acérés : il semble prêt à bondirsur Jodelle tandis que, dans la dernière case, la porte se claque avec fracasderrière le couple, laissant le récit en suspens.

 

En1964, ayant abandonné un début de carrière dans la publicité et travaillant entant qu’illustrateur à Bruxelles, Guy Peellaert a l’idée d’intégrerles récentes recherches formelles du Pop art à un album de bande dessinée.Il voit dans ce support, alors largement méprisé et circonscrit au monde del'enfance, un « cinéma du pauvre » qui lui permettrait de mettre enscène et de raconter en images, seul et à moindre frais, une histoire destinéeà un public adulte et « intellectuellement averti » .

Surle plan conceptuel, Peellaert voit aussi dans ce projet un renversement ludiquede la démarche menée par l'artiste américain Roy Lichtenstein, qui détourne alorsles vignettes de comics issus de la presse populaireen les reproduisant sur toile, et les intègre à l’art officiel des galeries. Ledouble détournement auquel se livre ainsi Peellaert lui apparait comme uneforme d'accomplissement de la vision fondatrice du Pop art, qui professel’interpénétration de l’art et de la vie quotidienne.

En1965, Peellaert propose une première page des Aventures de Jodelle àl’éditeur parisien Éric Losfeld, dont la boutiqued’éditeur-libraire rue du Cherche-Midi est un lieu de rencontres pour lescourants les plus divers de l'avant-garde littéraire etpour tous les esprits libres. Proche d’André Breton et dugroupe surréaliste,Losfeld est un ardent défenseur des genres mineurs tels que la science-fiction et de l’érotisme, ce qui lui vaut d’être maintesfois inquiété par la censure. Il fait notamment découvrir les premières piècesde Ionesco,les romans de Henry Miller oules écrits de Marcel Duchamp,et publie Barbarella de Jean-Claude Forest en1964, une bande dessinée aux accents érotiques qui connait un large succèsmalgré son interdiction par les lois de protection de la jeunesse alors envigueur en France.

Observateurassidu des avant-gardes artistiques de l’époque, Peellaert juge le graphismede Barbarella « vieillot » et peu original, etambitionne de créer une nouvelle héroïne qui la surclasserait par sa modernité.Losfeld accepte de financer ce projet en découvrant une planche préparatoirede Jodelle, dont les cases sont collées une par une au papier deformat raisin etmises en couleur à la gouache, dans un graphisme relativementéloigné de celui qui sera finalement développé par l'artiste.

Réalisantles planches depuis Bruxelles à la fin de l’année 1965, Peellaert se faitaccompagner de PierreBartier, jeune ami de l’artiste qui signe les textes etparticipe à ses côtés à l’élaboration du scénario.

 

Largementinspirée par le langage cinématographique tant sur le plan formel que celui durécit, l’œuvre est un pastiche du cinéma de genre etde série B,principalement l’espionnage,le péplum, le fantastique etl’érotisme.Ces références se trouvent associées aux ressorts littéraires du surréalisme et du non-sens. Le texte fait apparaître desclins d’œil à la discontinuité du langage telle que pratiquée par Boris Vian ou Eugène Ionesco, le récit cédantsouvent le pas à une poésie de l’absurde. L’apparente naïveté et le seconddegré du récit font apparaitre une grande liberté à l’égard des structuresnarratives conventionnelles, l'intrigue étant clairement subordonnée à larecherche d’effet visuel et aux humeurs du dessin.

Plaçantla notion de modernité aucœur de sa démarche, Peellaert s’attache à représenter son époque, et définitcelle-ci par une confrontation violente de signes hétérogènes.Cette vision traduit l’influence grandissante de l'Amérique conquérante quidéferle sur le vieux continent européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,et les profonds chocs culturels et esthétiques qu’elle y produit. Selon lesinterprétations, Peellaert utilise l’anachronie, la catachronie ouencore l’uchronie pour construire unespace-temps où l’Antiquité se trouve dissoute dans le capharnaüm caractérisantla ville moderne, spectacle d’un mélange des genres et de contrastesfascinants. La cité artificielle de Las Vegasutopie architecturale érigée dans ledésert du Nevada, est une source d’inspirationdécisive : le casino Caesars Palace, rencontre impossible entrela Rome antique et la société de consommation, est encore en chantier au momentde la création de Jodelle.

LesAventures de Jodelle opposent une sensibilité libertaire à l’ordrepolitique, moral et religieux qui caractérise les divers conservatismes subsistant enEurope au milieu des années 1960. Le récit se présente comme une parodie de lavie politique, dont le regard critique se veut distancié plutôt quefrontal : « Cela n’attaque rien, mais ne respecte rien. Je crois queJodelle est amorale »,déclare Peellaert à la sortie du livre. De nombreuses personnalités symboliquesde l’ordre établi apparaissent ainsi furtivement dans des rôles de figuration,telles que le Pape Paul VIJésus Christ, le Général de Gaulle,le Président Lyndon Johnson ouencore l’Académicien François Mauriac.Celles-ci côtoient des vedettes issues de la culture populaire, comme Charles Aznavour ou les Beatles, mais aussi des figures du cinémad’auteur telles que le comédien Sacha Pitoëff ou du Parismondain, comme le danseur Jacques Chazot ou lecoiffeur Alexandre.

Cetterecherche de contrastes entre « high culture » (culture noble etconsacrée) et « low culture » (culture populaire) informe l’ensembledes thèmes abordés. Parmi ceux partagés avec les principaux artistes du popart, on retrouve le culte d’une esthétique de la consommation (voitures, néons,juke-box, flippers, machines à sous, enseignes), du corps (pin-up etbody-builders) , la mode, la superficialité opposée à la profondeur, latransgression érotique, mais également l’omniprésence de la mort, qui se voittraitée sans affect, entre ironie et distanciation.

 

Surle plan esthétique et plastique, Les Aventures de Jodelle introduisentde nombreuses innovations alors perçues comme révolutionnaires dans le champ dela bande dessinée.

Diversprocédés d’appropriation etde détournement sontmis en œuvre afin de définir le style Jodelle, et en premier lieu la captation,sans consultation préalable, des traits de la chanteuse Sylvie Vartan qui est choisiepar Guy Peellaert pour servir de modèle au personnage principal. Travaillant àpartir de photographies issues d’une nouvelle presse populaire destinée auxadolescents, l’artiste souhaite une héroïne « parodiquement belle »et incarnant « le style que toute jeune fille se donneactuellement. » En projetant dans un monde adulte érotisé une personnalitésymbolisant alors un idéal de jeunesse innocente, l’artiste s’approprie etdétourne pour la première fois le pouvoir de projection de la célébrité à desfins subversives. « Je me suis servi de Sylvie Vartan parce qu’elledégageait un érotisme lisible à différents degrés. » Ce procédé d’appropriation,associé à une recherche de niveaux de signification multiples, est récurrenttout au long de sa carrière, le plus notamment dans la série Rock Dreams, ou plus tard Rêves du vingtièmesiècle. Il est à rapprocher des détournements dephotographies populaires à l’origine même du pop art, de Richard Hamilton à Andy Warhol.

Lamise en couleur, réalisée exclusivement au moyen d’aplats de tons purs à l'étapede la photogravure,s’appuie sur un procédé mécanique visant en partie à dissoudre et à démystifierle geste de l’artiste. Peellaert s’inscrit ainsi dans la recherche d’objectivitéqui motive alors les principaux artistes pop : dans les arts plastiques etnotamment dans la peinture, cette aspiration s’est en partie construite enréaction à l’expressionnismeabstrait qui depuis la fin des années 1940 s’appuie surla subjectivité du geste physique de l’artiste, et de l’utilisation de lacouleur en tant que matière. À partir des années 1960, c'est une vision del’artiste considérée par de nombreuses avant-gardes comme une posture, quel’avènement de l’œuvre d’art reproductible oblige àdépasser. Ces aplats mécaniques de tons purs suggèrent la négation de touteprofondeur, relief et matière au profit d’un art de la surface. Ils répondent àl’épais trait noir de l’artiste, réalisé à l’encre de Chine et stylisé àl’extrême, donnant un aspect de « serti » aux formes qu’il délimite,à la manière de l’art du vitrail mais également des frontonsde flippers que l’artiste n'hésite pas àciter comme une influence esthétique majeure. En effet, les ombres étantbannies aux profit des aplats de couleurs vives qui constituent l'unique sourcede lumière, les formes se trouvent « rétro-éclairées » comme sousl’effet d'un néon électrique. Le critique Pierre Sterckx voit dans lecerné du style Jodelle, conjugué aux aplats de couleurs, une résurgence del’épais trait noir de Fernand Léger, dont l’artiste disaitqu’il lui avait été inspiré par les enseignes lumineuses de Times Square. Enfin, des pansentiers d’images sont parfois laissés blancs par l’artiste, comme oubliés parle mécanisme de mise en couleur, et provoquent une abstraction de l’espace enmême temps qu’ils rythment les compositions.

Larecherche constante de l’effet d’optique est au cœur du style Jodelle. Leseffets de séries et de duplications de formes constituent un ressort essentielde ce dynamisme : à l’intérieur d’une même composition, de nombreuxpersonnages se trouvent reproduits à l’identique comme à l’aide d’un tamponduplicateur, dans un procédé classique du pop art et notamment de lasérigraphie, visant à dissoudre mécaniquement la personnalité des sujets et à affirmerle caractère reproductible des images.

L'exploitationà outrance de techniques directement issues du cinéma, telles la plongée,la contre-plongée oula perspective forcée estconjuguée à une dilatation et à un étirement des formes. Cela aboutit à unélargissement du champ visuel ainsi qu’à une dissolution des repères spatiauxdu spectateur. Ce procédé est à rapprocher de l’op art et de l’art cinétique qui émergent à lamême période.

L'apparentesimplicité du graphisme, reposant sur la stylisation des formes et laradicalité de la mise en couleur, est opposée à la complexité et aufoisonnement de compositions baroques qui rappellent l’artmonumental étudié par l’artiste dans sa jeunesse. La profusion de figures et dedétails, la recherche constante du mouvement et des lignes de force endiagonale, ou encore l’expressivité outrée des personnages sont en effet deséléments caractéristiques du style baroque, que l’artiste détourne de sadimension noble et sacrée. La statuaire néo-classique française(Le Départ des Volontaires de 1792 de François Rude) se voit subvertiedans une parodie de modernité à la gloire des signes de la consommation commele Coca-Cola etles pin-ups de publicité—libérées maisdépourvues d’identité individuelle—qui triomphent de l’ordre moral etreligieux.

Les onomatopées, éléments associésdepuis toujours à la bande dessinée pour suggérer le bruit, sont utilisées parPeellaert comme un champ d’expérimentation graphique à part entière. On lesretrouve sur la quasi-totalité des planches, où ils apportent une contributionmajeure au dynamisme des compositions ainsi qu’à l’aspect mécanique desprocédés graphiques.

 

Annoncéesdans la presse française dès la fin de l’année 1965, Les Aventures deJodelle sont publiées le 30 juin 1966 aux éditions duTerrain Vague. L’éditeur Éric Losfeld consacre à l’album un grand format (25,5x 32,5 cm) ainsi qu’un épais papier cartonné, faisant du livre unevéritable curiosité dans le champ de la bande dessinée. Proposé au prix de60 francs,soit plus de 75 euros, il est destiné à une minorité fortunée et à un publicadulte.

C’esten Belgique, où l’œuvre a été réalisée et où Guy Peellaert réside encore aumoment de la sortie de l'album, qu’une fête est donnée pour célébrer cetteparution. Cette soirée a lieu le 23 juin 1966 dans la banlieuebruxelloise de Uccle, au restaurant l’Estro Armonico,carrefour de rencontres situationniste et propriété del’anarchiste Robert Dehoux citéedans les correspondances de Guy Debord. À cette occasion, GuyPeellaert fait éditer une série de draps sur lesquels le personnage de Jodelleest reproduit en sérigraphie. Ces draps sont alorsdistribués à quelques invités, et comptent aujourd'hui parmi les œuvres les plusrares de l'artiste.

Dèsles semaines précédant la parution de Jodelle, la presse annonce laparution prochaine de ce nouveau « roman-bande dessinée »inclassable, et se fait l'écho des rôles de figuration tenus dans l'album pardes personnalités éminentes de la société française telles que François Mauriacou le Général de Gaulle.

Lelivre étant circonscrit à un réseau de distribution limité, c’est le soutien depersonnalités telles que Jean-Louis Bory, alors critiquelittéraire au Nouvel Observateur,l'écrivain Jacques Sternberg (quisigne la préface du livre) ou encore le critique Jacques Chambon dela revue Fiction,qui permet à Jodelle de connaitre un important succès d’estimedès sa sortie. Ces personnalités, auxquelles s’ajoutent le cinéaste Alain Resnais qui officie à larevue spécialisée Giff-Wiff, maisaussi Marcel Marnat de La Quinzaine littéraire etdu quotidien Le Monde,sont parmi les premières à considérer Jodelle avec sérieux età admirer ses qualités artistiques novatrices. Le journaliste Frantz-André Burguet publiedans la revue Arts unelettre enflammée destinée à l’héroïne de Peellaert, sous le titre :« Jodelle, mon amour ».

Dansla presse et à la télévision, l’album est au centre de nombreux débats autourde l’évolution récente de la bande dessinée, dont Jodelle est emblématique,vers un territoire d’expression adulte, et vers une nouvelle forme d’art. Surle plan sociétal, le livre est également associé à la libération des mœurs queconnait la France à partir du milieu des années 1960, avant la révolution sexuelle dela fin de la décennie.

Unan après la sortie du livre, en juin 1967, la vente des Aventuresde Jodelle est interdite aux mineurs, par arrêté publié au JournalOfficiel de la République. L’album se voit également privéde toute possibilité d’affichage en librairie ou de publicité en vertu dela loi du 16 juillet 1949 visantà protéger la jeunesse française d'une « subversion morale ». Cettecondamnation par la censure n’empêche pas le livre de connaitre un succèsconsidérable : la première édition est épuisée et Éric Losfeld engage unenouvelle impression dès le mois d’octobre 1967.

Lamême année, le livre est consacré dans Les chefs-d’œuvre de la bandedessinée, première anthologie française consacrée au medium depuis sesorigines, et jouit ainsi d’un statut d’ouvrage classique un an à peine après sasortie. Cependant, le milieu socio-professionnel de la bande dessinéetraditionnelle affiche une certaine ambivalence à l’égard de ce succès. Lorsquel’exposition « bandedessinée et figuration narrative » est organiséeau Muséedes Arts Décoratifs en avril 1967 avecl’ambition de légitimer la bande dessinée en tant qu'art à part entière, lescommissaires reconnaissent volontiers la valeur esthétique de Jodelle maiscritiquent « le caractère de procédé hérité du Pop Art » qui définitl’œuvre de Peellaert. Pour les organisateurs, la défense de la bande dessinéereprésente alors un véritable enjeu militant, et le Pop Art est perçu comme unemenace en ce qu'il semble entretenir un rapport de distanciation avec cetteforme d’expression considérée en tant qu’émanation d’une culture de masse. Ledésintérêt alors témoigné par Peellaert à l’égard de ces considérations militantesaffectera durablement son image auprès de la communauté de la bande dessinée.L'artiste ne se considère pas comme un auteur de bande dessinée, une forme quin'est pour lui qu'un champ d'expérimentation parmi d'autres, et qu'il abandonnedéfinitivement dès 1970.
Il faut attendre les années 1990 et l'émergence d'une nouvelle forme de bandedessinée alternative pour que Jodelle, pourtant jamais réédité etdemeuré introuvable en dehors des circuits de collectionneurs, se voit confortédans son statut d’œuvre historique, en tant que première manifestation d’unebande dessinée « d’auteur ». Ce statut particulier est désormaiscommunément admis, et les spécialistes contemporains tels que 
Gilles CimentThierry Groensteen ou Benoit Peeters ont notammentreconnu le rôle de l'œuvre dans la reconnaissance d'un "neuvième art"affranchi du monde de l'enfance, mais l’ouvrage resta longtemps considéré commeune pure curiosité formelle par le milieu de la bande dessinée.

Parallèlementau processus de réhabilitation par la critique contemporaine, des auteursemblématiques de la bande dessinée européenne, tels que Hugo PrattJacques TardiPhilippe DruilletGuido Crepax ou Milo Manara feront connaitreleur admiration pour Jodelle et l’influence de l’œuvre surleur propre vocation.

EnFrance, le style Jodelle devient rapidement un phénomène de mode bientôtrécupéré par la publicité. Éric Losfeld, dans ses mémoires, évoque l’influencede cette esthétique jusque dans la mode vestimentaire adoptée par les jeunesparisiennes de l'époque, qui imitent une des tenues emblématiques de Jodelle enportant des bas de footballeurs américains à rayures de couleur rouge et vert.Cette silhouette est d'ailleurs immortalisée en 1967 par Anna Karina dans la séquence"Roller Girl" de la comédie musicale Anna,premier hommage appuyé du parolier Serge Gainsbourg aux bandesdessinées de Peellaert. Accaparé par de nombreux projets dès la sortie dulivre, Peellaert n’accepte que de rares commandes commerciales avant de sedétourner progressivement du style Jodelle, qu’il veut dépasser, et s’exposeainsi à de nombreux plagiats.

Unprojet d’adaptation cinématographique des Aventures de Jodelle estélaboré en 1967 par Peellaert et Guy Cavagnac, alors assistant ducinéaste Jean Renoir.Les deux hommes co-écrivent un synopsis de 13 pages, présenté comme un récitd’apprentissage onirique librement adapté de la bande dessinée. Après avoirrencontré les deux hommes, Sylvie Vartan accepte d’incarner Jodelle, maisCavagnac ne parvient pas à réunir les conditions nécessaires au financement duprojet. Au cours d’un entretien en 2005, Peellaert affirme sa grandesatisfaction à l’égard du scénario et fustige Sylvie Vartan pour s’être opposéeà une scène clé du projet, dans laquelle Jodelle se déshabille devant unpersonnage aveugle.

 

En1968, Les Aventures de Jodelle connaissent une forme deconsécration lorsqu’elles sont publiées aux États-Unis par les prestigieuseséditions Grove Press,alors dirigées par RichardSeaver. Cet éditeur américain a vécu à Paris pendant lesannées 1950 à son retour de la guerre de Corée, et apporte au catalogue de lamaison d’édition des textes de Jean GenetHenry MillerHarold PinterSade ou encore William S. Burroughs.À l’instar d’Éric Losfeld en France, Seaver mène depuis New York un âpre combat contre lacensure américaine. Il se charge lui-même de traduire Les Aventures deJodelle en langue anglaise, et l’ouvrage parait aux États-Unis dans lemême luxueux format que son édition originale française. Le graphisme de lacouverture est confié à RoyKuhlman. Il est alors particulièrement difficile de fairedistribuer une telle œuvre sur le marché américain, et Les Aventures deJodelle se trouvent apparentées à un ouvrage érotique, par conséquentrestreint à une diffusion confidentielle. Le livre se retrouve notammentproposé à la vente par correspondance dans la presse de charme, où"lesbianisme, homosexualité, vampirisme et sadisme" sont invoquéspour séduire les acheteurs potentiels. Malgré ces contraintes et cescontresens, le prestigieux magazine New York consacreen mai 1968 un article à la métamorphose des bandes dessinéeseuropéennes et salue le « record de sophistication graphique »représenté par Jodelle, qu’il compare aux collages d’Henri Matisse et dont ilaffirme la nette supériorité artistique sur Barbarella, qui parait auxÉtats-Unis la même année.

LesAventures de Jodelle sont alors représentées par lanouvelle agence spécialisée Opera Mundi, et deux autres éditionsinternationales voient le jour.

Uneédition allemande est publiée en 1967 par Peter Schünneman, qui deviendra plustard un très proche collaborateur de Guy Peellaert et financera notamment RockDreams entre 1970 et 1973, puis Las Vegas, The Big Room entre 1976 et 1986.

Uneédition italienne parait également en 1968, avec une préface de RinaldoTraini, personnalité marquante de la première générationde spécialistes européens à développer une approche sociologique de la bandedessinée. Celui-ci est l’un des premiers à percevoir les différents niveaux delecture de l’œuvre, et attire l’attention sur les pièges d’une simple lecturesuperficielle. Il analyse le personnage de Jodelle comme « la projectionsexuée des fantasmes qui obsèdent notre société : une fille à la beautéparodique qui place la mystique féminine et le cauchemar érotique au niveaud’une caricature grotesque. » Traini sera rejoint par ses compatriotes Umberto Eco, qui définit Jodelle commeune « méta-bande dessinée pop », ou encore Frederico Fellini, qui compte parmi lesmembres du Centre d’études des littératures d’expression graphique etvoit dans l’œuvre de Peellaert « la littérature de l’intelligence, del’imagination et du romantisme ».

En2013, quarante-sept ans après la sortie de l’édition originale des Aventuresde Jodelle, les héritiers de Guy Peellaert acceptent de faire publier unepremière réédition de l’œuvre aux États-Unis, à la demande de Kim Thompson, propriétaire de lamaison d’édition Fantagraphics. Cedernier supervise un important chantier de restauration numérique en l’absencedes planches originales disparues, et propose une nouvelle traduction anglaisedu texte à la suite de Richard Seaver. Cette édition est enrichie d’unsupplément consacré à la période Pop de Peellaert, intitulé Fragmentsof the Pop Years et comprenant de nombreux documents inédits issus desarchives personnelles de l’artiste. Il s’agit du dernier projet éditorial menéà bien par Kim Thompson, qui meurt brutalement des suites d’un canceren juin 2013, quelques semaines seulement après la sortie du livre dont iln’a pu assurer la promotion.
Cette édition n’est pas distribuée en France, à l’exception du magasinparisien 
Colette quipropose le livre en exclusivité avant sa parution aux États-Unis dès le moisd’avril 2013.

Patrick Gaumer, « Jodelle », dans Dictionnairemondial de la BD,Paris, Larousse, 2010 (ISBN 9782035843319), p. 456.

Les Chefs d'Œuvre de la BandeDessinée par Jacques Sternberg, Michel Caen et Jacques Lob (Anthologie Planète -1967), article Jodelle

Panorama de la Bande Dessinée par Jacques Sadoul (J'ai Lu -1976), article #88

Encyclopédie de la Bande DessinéeÉrotique par Henri Filippini (La Musardine -1997), article Guy Peellaert

Dictionnaire Encyclopédique des Héroset Auteurs parHenri Filippini (Opera Mundi -2000), article Jodelle.

BD Guide 2005 par Claude MoliterniPhilippe Mellot, Laurent Turpin, Michel Denni et Nathalie Michel Szelechowska (Omnibus -2004), article Jodelle.

Paul Gravett (dir.), « De 1950 à 1969 : LesAventures de Jodelle », dans Les 1001 BD qu'il faut avoir luesdans sa vieFlammarion, 2012 (ISBN 2081277735), p. 277.