Le critiquede cinéma Claude-Jean Philippe est mort
Egalement réalisateur, il avaitnotamment présenté l’émission « Ciné-club » sur France 2 entre1971 et 1994.
Jacques MANDELBAUM Publié le 11septembre 2016
Uneprésence discrète, et néanmoins particulièrement chère au cœur de quelquesgénérations de spectateurs de la télévision française, s’est éteinte dimanche11 septembre. Claude-Jean Philippe, 83 ans, vient donc d’inscrire le mot « fin » sur une vie consacrée àla transmission du cinéma au plus grand nombre, à une époque où la petitelucarne se faisait du téléspectateur une idée plus grande que celle qui yprévaut aujourd’hui.
Passeur passionné, vulgarisateur hors pair, son « Ciné-club» sur la deuxième chaîne de l’ORTF (créé avec Patrick Brion), puis sur Antenne2, enfin, sur France 2 a imprimé durant plus de deux décennies (1971-1994) unemarque profonde dans les esprits tant des cinéphiles maniaques que des genshonnêtes, marque d’autant plus précieuse qu’engrangée avant l’accessibilitépermanente aux œuvres fournie par Internet. Une histoire éclectique et éclairéedes grands classiques du cinéma mondial (Claude-Jean Philipppe goûtait plusmodérément la radicalité d’un certain cinéma moderne) y défilait à un rythmehebdomadaire.
Chaque dimanche soir, puis chaque vendredi soir,résonnaient ainsi dans beaucoup de chaumières nationales ce générique quifaisait défiler un choix de photographies suggestives en noir et blanc au sonde l’orgue limonaire d’Amour et printemps,d’Emile Waldteufel, que suivait la présentation concise et mystérieuse du filmpar Claude-Jean Philippe. Du Mabuse,de Fritz Lang, aux Quarante tueurs,de Samuel Fuller, en passant par les cycles Sternberg, Buñuel, Avery, Lubitsch,Renoir, Welles, Hitchcock, Rossellini…
Untimide à la voix éraillée
Allons plus loin, et rendons à l’absent l’hommagequi lui est dû : ce n’était pas seulement les films que « nous » (si l’on peutse permettre cette note personnelle) attendions chaque dimanche ou vendredisoir. C’était aussi Claude-Jean Philippe lui-même, ce personnage qui semblaitsorti, comme tout cinéphile digne de ce nom, des sous-sols de la Cinémathèquefrançaise, le costume froissé mais les poches pleines de trésors inconnus, devisas à foison pour des mondes insoupçonnés et merveilleux.
Oui, c’était ce timide à la voix éraillée, aux yeuxpochés, à la toux inextinguible, au phrasé doux et susurré, à la malicegourmande que nous attendions aussi, dans le vague cousinage que Philippesuggérait avec l’inquiétant et génial acteur Peter Lorre. Attente au demeurantavivée lorsque l’émission fut présentée à la fin du magazine littéraire« Apostrophes ». Bernard Pivot, pape flegmatique du débat littéraire,y cédait en fin de partie pour quelques minutes la parole à l’histrion duseptième art en donnant régulièrement l’impression, depuis le ciel des lettresfrançaises, de se moquer gentiment de lui. Le critique Serge Daney le remarquaet s’en irrita. Il avait tort. Philippe s’en sortait grâce à une maladresse quisurpassait en ferveur amoureuse pour son art les débatteurs qui l’avaientprécédé.
Devenupar cette apparition télévisuelle une sorte de mythe à quoi on l’a réduit,Claude-Jean Philippe souffrit sans doute un peu d’être moins reconnu pour lesnombreux documentaires sur le cinéma qu’il tourna. Quelque chercheur de perlesrares nous signale que sa participation comme scénariste à la série téléviséepolicière « La Brigade des maléfices » (réalisée par Claude Guillemoten 1970) mérite une très honorable mention.
L’homme reste assez mystérieux. Né Claude Nahon le20 avril 1933 à Tanger, au Maroc, dans une famille juive, sa jeunesse sedéroule à Casablanca. Perdant la nationalité française en 1940 en raison desdécrets anti-juifs du gouvernement de Vichy, il accueille avec transport lesAméricains qui débarquent en 1942. Il a 10 ans. Il découvre le Coca-Cola, lechewing-gum, le cinéma. Il fonde, à 18 ans, son premier ciné-club au cinéma LeLynx. A 21 ans, en 1954, il découvre la métropole, s’inscrit à l’Institut deshautes études cinématographiques (Idhec) pour devenir non pas réalisateur maisprofesseur de cinéma. La transmission, plus que la création, est sa vocationprofonde. Il l’assumera encore à France Culture de 1976 à 1984, dans « LeCinéma des cinéastes », puis au ciné-club du cinéma L’Arlequin, à Paris,où il célébrera, pendant plus de vingt ans, chaque dimanche matin à onzeheures, une messe cinéphilique particulièrement suivie.
Claude-JeanPhilippe en quatre dates
20avril 1933
Naissance à Tanger (Maroc).
1971
Crée le « Ciné-club » avec Patrick Brion sur l’ORTF.
1976
« Le Cinéma des cinéastes » sur France Culture.
11septembre 2016
Mort à Paris.
AnneGoscinny : « Publier son père mort et génial, une granderesponsabilité »
La fille de René Goscinny a crééIMAV, maison d’édition qui publie « Le Petit Nicolas » et« Iznogoud ». Après avoir écrit sept romans pour adultes, elle s’estlancée en 2018 dans la littérature jeunesse avec la dessinatrice Catel.
Propos recueillispar Raphaëlle Leyris Publiéle 04 avril 2019
Sa fille unique avait 9 ans lorsque RenéGoscinny est mort d’une crise cardiaque. Depuis qu’elle est adulte, AnneGoscinny entretient la mémoire de l’œuvre paternelle ainsi que son rayonnement.En 2002, elle a publié son propre premier roman, Le Bureau des solitudes (Grasset). Six ouvrages, à la tonalitéautobiographique, ont suivi. En 2018, elle a fait son entrée sur la scènejeunesse avec Le Monde de Lucrèce, dont les aventures sont illustrées par ladessinatrice Catel. On y suit Lucrèce, qui vient d’entrer en 6e – mais, comme Nicolas, elle n’est pas appelée àgrandir. Ce sont des histoires de son quotidien, doucement loufoques, qui sont retracéesdans chacun des volumes. Le troisième vient de paraître.
On présente souvent le Petit Nicolas, votre aîné de neuf ans,comme votre grand frère. Mais il est bien plus que cela, puisqu’il n’a pas jouéun mince rôle dans la rencontre de vos parents…
Mes parents se sont rencontrésen 1964, lors d’une croisière que chacun d’eux faisait avec sa mère. Monpère a eu un coup de foudre pour cette Niçoise ravissante. Afin d’attirer sonattention, pendant une semaine, il a scrupuleusement salé et poivré les fleurssur la table du restaurant, avant de les manger. Elle ne voyait pas du tout quiil était. Il se trouve qu’il avait sur lui des livres du Petit Nicolas ;il les lui a donnés. Et c’est donc sur la foi de ceux-ci, et pas des aventuresd’Astérix oude Lucky Luke, qu’elle a pu constater qu’elle avait rencontré un génie. Parmiles raisons pour lesquelles je suis sur cette terre, on peut donc dire qu’il ya le Petit Nicolas.
Ce sont aussi les seuls livres de votre père que vous ayez pulire de son vivant…
Il m’a offert les deux volumes duPetit Nicolas parus chez Denoël, un bleu, un orange. Le reste de son travailétait dans la bibliothèque de son bureau, fermée à clé, parce qu’il avait lespremiers exemplaires, ce qu’on appelle les justificatifs, qu’il voulaitprotéger des mains dangereuses d’un enfant. J’ai lu LePetit Nicolas avec la même application que celle que je mettais àlire la comtesse de Ségur, en me jetant dans les histoires, sans me préoccuperdu fait que mon père les avait écrites. Ça n’avait aucune importance à mesyeux. Heureusement, car cela en a pris tellement après ! Par la suite,j’ai noué un rapport très particulier avec cette œuvre-là : je me suislongtemps imaginé qu’avec Nicolas, il me racontait un peu son enfance, cequ’il n’avait pas eu le temps de faire. C’est une œuvre importante dans maconstruction.
En 2004, vous avez créé la maison d’édition IMAV, qui éditel’œuvre de votre père et qui a publié au fil des ans trois tomes d’histoiresinédites, entre autres. Etait-ce une évidence ?
La question que je me suis poséeétait : est-ce que, si ces histoires n’ont pas été publiées en album,c’est parce qu’elles étaient moins bonnes que les autres ? Je ne voulaispas prendre la responsabilité de publier quelque chose que mon père n’auraitpas jugé au niveau. Je les ai donc lues avec l’œil le plus critique dont estcapable un enfant qui n’a pas terminé son Œdipe [rires]. Maisces histoires étaient d’aussi bonne facture que les autres. Sempé et mon pèreont arrêté Le Petit Nicolas en 1964,mon père est mort en 1977. Ils voulaient reprendre Nicolas, le mettre dansune école mixte, au goût du jour… Ils n’en ont pas eu le temps. Se retrouverdans la situation de publier son père mort et génial, c’est sans doute la plusgrande responsabilité qui m’ait été donnée.
Vous avez écrit sept romans pour adultes avant de vous lanceren 2018 dans la littérature jeunesse avec « Le Monde deLucrèce », en compagnie de la dessinatrice Catel. Qu’est-ce qui vousa décidée à vous engager à votre tour sur cette voie ?
J’ai rencontré Catel parce qu’elleprépare une biographie graphique de mon père, à paraître chez Grasset en août.On est devenues très amies. Un jour, elle me dit : “Tu es beaucoup plus drôle dans la vie que dans tesbouquins sinistres ! Pourquoi tu n’écrirais pas un trucdrôle ?” J’ai répondu quelque chose sur le fait que, quand onest l’enfant de Mozart, on ne se lance pas dans le requiem… Et puis j’ai changéd’avis, je lui ai envoyé par mail deux histoires qu’elle a illustrées, et qu’ona adressées à Gallimard Jeunesse. Ils ont signé pour trois livres, et à nouveaupour trois autres. Cela tient vraiment à ma rencontre avec Catel.
Y a-t-il une parenté entre Lucrèce et Nicolas ?
C’est une œuvre que j’ai tellement lueque j’ai évidemment intégré beaucoup de ses codes. Par exemple l’inversion desrôles entre parents et enfants. Souvent, dans LePetit Nicolas, ce sont les seconds qui ramènent les premiers à laraison. Dans Lucrèce, j’ai créé une grand-mère que sa petite-fille n’arrête pasde recadrer. On m’a beaucoup sollicitée pour que LePetit Nicolas continue. Plutôt que de le reprendre, j’ai choisi de lecontinuer autrement. Du reste, Lucrèce a un cousin qui s’appelle Nicolas, quise prend au sérieux parce qu’il a un grand-père très célèbre. C’est une manièreun peu détournée de continuer. Sans reprendre Nicolas, j’ai élargi sa famille.
Lucrèce, au fond, représente ma façond’être fidèle à mon père, de me rapprocher de lui, et c’est pour ça que cepersonnage est vraiment devenu important. Ce qui me manque, au-delà duraisonnable, c’est qu’il ne pourra jamais lire ce que j’écris, ni me dire qu’iltrouve ça chouette.
« LeMonde de Lucrèce. 3 », d’Anne Goscinny et Catel, Gallimard Jeunesse,192 p., 12,50 €. Dès 8 ans.
A60 ans, le Petit Nicolas a à peine vieilli
Lepersonnage de Sempé et Goscinny et ses chouettes copains restent une sourced’inspiration pour les auteurs jeunesse d’aujourd’hui.
Par Francis Marmande Publié le 04 avril 2019
Le Petit Nicolas n’a qu’un prénom. Ses ingénieurs, Jean-JacquesSempé et René Goscinny, laissent tomber le leur quand vient la gloire. Sempéest né à Pessac (Gironde) le 17 août 1932 et Goscinny, le14 août 1926 à Paris 5e.
Le Petit Nicolas n’a pas d’âge. Sonécole (de garçons) n’est même pas celle de Sempé et Goscinny. C’est une école rêvéesur fond de réel, avec un groupe de chouettes copains très cartographiables,des bagarres sans drame, un ballon, la planète des mômes et celle des adultes.
1959 est l’année des premières photosde la face cachée de la Lune. Le 29 mars, SudOuest dimanche publie LesAventures du Petit Nicolas. Mise en page futuriste, ni BD, ni bulles, nitexte illustré : un mélange inédit, étonnant, détonnant, qui chamboulel’imaginaire de l’Aquitaine. Ping-pong du texte au dessin. Un dessin neremplacera jamais un éditorial. Mais un dessin défie la pensée et, en cette findes années 1950, nombre de dessins ont une drôle d’avance sur les supports quiles accueillent. HenriAmouroux demande à Jean-Jacques Sempé et René Goscinny de reprendre« Le Petit Nicolas ».
Car, comme toute naissance, celle-ci a eu desantécédents : une BD sous ce titre publiée dans Moustique (Belgique), un gag par planche – vingt-huitplanches entre 1955 et 1956. Elle est née de l’amitié entre les deux jeunesgens. « Un jour, dit Sempé, j’ai rencontré René Goscinny, qui venait de débarquer des Etats-Unis. Onest devenus copains tout de suite. J’avais 21 ans, il devait enavoir 27. C’était mon premier ami parisien, autant dire mon premierami. »
Desgarnements et des torgnoles
Sempé court alors le cacheton en tentantde placer ses dessins. Toujours à bicyclette. Goscinny l’Américain (depuis saplus petite enfance en Argentine, puis à New York avec sa mère) a déjà unpedigree de scénariste. Mais il rame. Pendant la guerre, une partie de safamille est à l’abri en Argentine. Celle restée en Europe est décimée par laShoah. A son retour en France, il fait le tour des éditeurs pour caser sesdessins. Refus. C’est en scénariste qu’on le reconnaîtra. Il fait alors équipeavec tous ceux qui comptent, ou plutôt qui compteront.
Sempé : « A la fin des années 1950, je travaillaisavec une agence à laquelle collaborait également René Goscinny. Un jour, unhebdomadaire belge a besoin du dessin en couleurs d’un garnement. Je file chezmoi, je fouille dans mes dessins, je trouve l’esquisse d’un galopin. Reste àlui trouver un nom. En route vers mon rendez-vous, je vois une affiche des vinsNicolas, qui est également le prénom de mon fils. Voilà pour le baptême. » « Garnement »,« galopin », même les termes qui le désignent ont plus vite vieillique Nicolas.
Sempé, qui n’est pas à l’aise dans lephylactère, montre à Goscinny son Nicolas – ligne claire, air décidé, cheveux enbataille, pantalons courts, démarche hardie, et ce sourire de la pure joied’exister. Il lui raconte une école, l’école, enfin, pas son école à lui,encore que… Il brode sur la vie d’un jeune couple avec un enfant. Plus levoisin râleur. Rien d’autobiographique. Comment pourrait-on avoir la nostalgiede parents poivrots qui se battent, et des torgnoles ? Goscinny traduitles historiettes en « petitnicolas ». Leduo signe Sempé et Agostini dans Moustique.
Musiquede la syntaxe
Après une première planche le16 septembre 1955, le 29 mars 1959 fait figure de véritablemise au monde. Maquette superbe. Le Petit Nicolas n’est pas bien grand. Il ason corps définitif. Autour de lui ? Se reporter au reste dujournal : deuxième année du gaullisme, « événements » d’Algérie,Castro au pouvoir… A Cannes, Truffaut remporte le prix de la mise en scènepour Les QuatreCents Coups. Queneau publie Zaziedans le métro. Etranges échos. La langue qu’invente Goscinny pourrestituer Sempé, c’est une musique. Rien d’imitatif ou de poussivement« peuple ». Une musique de la syntaxe. On rit entre les mots.
En octobre 1959, le Petit Nicolasfait son entrée dans un nouveau journal, Pilote, oùGoscinny publie Astérix le Gaulois.En 1960, dix-neuf histoires sont réunies par Denoël dans Le Petit Nicolas. Les dessins de Sempé ?Ils n’illustrent rien, ils font signe au texte qu’ils relancent. Questiononomastique, Goscinny a la virtuosité bouffonne. Alceste (le gros qui mangetout le temps), Geoffroy (son papa est très riche), Rufus, Eudes, Clotaire,Maixent, Joachim, Agnan (le lèche-cul à binocles), mais où ont-ils dégotté cegénérique ? Seul Nicolas a un prénom « normal ». En pleineexpansion, d’ailleurs, à partir de 1961. Sur la photo de classe, entre Rufus etEudes, on relève la présence d’Aldebert, un dessinateur qu’admirait Sempé.Bernard Aldebert (1909-1974) avait été arrêté par la Gestapo et déporté pour undessin satirique.
es recueils qui paraissent jusqu’en 1964 (Les Récrés du Petit Nicolas, Les Vacances du PetitNicolas, Le Petit Nicolas et les copains, Joachim a des ennuis)connaissent un grand succès, ce qui n’empêche pas Sempé et Goscinny d’arrêtercette année-là. Quarante ans plus tard, Anne Goscinny déniche des dizainesd’histoires inédites dans les archives de son père. Triomphe pour les trois recueilspubliés ! Sans grandir, le Petit Nicolas n’a pas d’âge, mais il a del’avenir.
PARUTIONS
Dans ce recueil collector de dixhistoires festives, on célèbre les anniversaires de Papa, de Clotaire et deMémé ; on assiste à la distribution des prix (les cheveux pleins debrillantine) ou au mariage de la cousine Martine, et on écume les goûters.
« LePetit Nicolas. Cahier de dessin animé », Editions Animées, 40 p., 22 €.
Après avoir colorié les dessins duPetit Nicolas, il faut les prendre en photographie avec l’application gratuiteBlinkBook pour les voir se transformer en dessin animé.
« LePetit Nicolas, la bande dessinée originale », de Sempé et Goscinny, Foliojunior, 96 p., 6,90 €.
L’enfance du Petit Nicolas : saversion originelle, en bande dessinée, 28 planches publiées dans le journalbelge Moustique.
Goscinny,un auteur aux traits de génie
LeMusée d’art et d’histoire du judaïsme consacre une rétrospective au pèred’Astérix, disparu il y a quarante ans.
Par Frédéric Potet Publié le 27 septembre 2017
René Goscinny, qui aimait l’autodérision et les anachronismes,avait un point commun avec Victor Hugo : l’Histoire a davantage retenu sesécrits que ses dessins. Le créateur d’Astérix crut pourtant longtemps, jusqu’àl’âge de 30 ans, qu’il pourrait mener une carrière dans les artsgraphiques, avant de se consacrer exclusivement au scénario. Peut-être mêmeaurait-il persévéré dans ce domaine s’il n’avait pas croisé, pour illustrer seshistoires, une génération de génies du trait, nommés Uderzo, Morris, Sempé,Franquin, Gotlib, Alexis. Le genre de types qui vous poussent, fatalement, àranger vos crayons.
Si larétrospective que lui consacre le Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ) àl’occasion du 40e anniversaire desa mort se garde bien d’extrapoler sur quel dessinateur il aurait pu devenir,l’accrochage n’en montre pas moins un Goscinny épris d’images et passionné parla chose imprimée. Un Goscinny doté d’un « œil » averti, qu’il mit auservice des différentes publications qu’il dirigea parallèlement à son travaild’écrivain.
Humourpotache et caricature
Né à Paris en 1926 dans unefamille juive d’imprimeurs ukrainiens, le futur humoriste ne pouvait sans doutepas échapper au destin de ceux qui passent les premiers instants de leur viedans les odeurs d’encre et le bruit des presses. Ce n’est toutefois pas àParis, mais à Buenos Aires, où son père avait trouvé un travail, qu’il publierases premiers dessins, pour les bulletins internes du collège français, Notre voix et Quartierlatin. L’adolescent manie alors l’humour potache et la caricature, commele montrent ses portraits d’Hitler et de Mussolini, réalisés au début de laguerre, alors qu’une partie de sa famille disparaît dans les camps. « J’avais envie de faire rire les gens et jene savais pas trop par quel bout prendre la chose. (…) Comme j’aimais dessiner, j’ai pensé que ledessin était la façon la plus évidente », expliquera-t-il plus tard.
Poussé par l’envie de travailler dans le cinémad’animation, il se rend à New York, en 1945. Son projet : rencontrerWalt Disney en personne, « mais Walt Disney n’en savait rien », s’en amusera-t-il. A la place, il fait la connaissanced’une petite bande de dessinateurs irrévérencieux, rassemblés autour d’HarveyKurtzman, le futur créateur du magazine Mad. Goscinny est engagé dans une petite maisond’édition spécialisée dans les livres pour enfants et les cartes postales. Ilréalisera notamment des mini-livres puzzles pour les tout-petits : ce serason unique collaboration avec Kurtzman.
Son style n’est pas encore affirmé, il balance entre plusieursinfluences, à une époque où la bande dessinée s’émancipe elle-même des canonsgraphiques définis par Disney. A New York, Goscinny va faire une autrerencontre décisive. Deux dessinateurs de BD belges ont traversé l’Atlantiquedans l’espoir, identique au sien, de se frotter au cinéma d’animation :Jijé et Morris, qui a déjà créé le cow-boy Lucky Luke. Son personnage à lui estun détective du nom de Dick Dicks. Goscinny en a réalisé dix-neuf pages qu’ilprésentera plus tard, à Paris, à Georges Troisfontaines, le patron d’uneagence de presse pompeusement appelée la World Press, dont l’activité est defournir des contenus dessinés à des maisons d’édition telles que Dupuis. C’està la World Press qu’il croisera un certain Albert Uderzo, fils d’immigréscomme lui, mais italiens.
De retour à New York, Goscinny prendalors la tête de TV Family, unmagazine télé que Dupuis veut implanter aux Etats-Unis. Présentées au MAHJ, lescouvertures, commandées à des dessinateurs très influencés par Norman Rockwell,témoignent d’un goût affirmé pour la composition et le décalage. L’expériencesera de courte durée, mais déterminante : le dessinateur s’est mué endirecteur artistique ; il deviendra bientôt scénariste, à la demande des dessinateursà qui il proposera des histoires. « Lesscénarios étaient hilarants, mais comme on lui demandait de plus en plus descénarios et de moins en moins de dessins, il a compris que sa vocation étaitle scénario », dira Morris, qui fut l’un des premiers à faire appel àlui, afin de donner du sang neuf à Lucky Luke. La suite est connue : lacréation d’Astérix, du Petit Nicolas, d’Iznogoud, des Dingodossiers… Et lelancement de Pilote, où son appétitpour le dessin le conduira à engager des artistes aussi différentsstylistiquement que Giraud, Bretécher, Mandryka ou Druillet.
« Hommede l’imprimé »
Dans l’exposition du MAHJ, lacommissaire Anne-Hélène Hoog compare Goscinny à un zetser– le typographe, dans la tradition juive. « Lejeune dessinateur, écrit-elle dans le catalogue, s’est effacé pour laisser place à cette autre partde lui-même, le rédacteur de textes et l’homme de l’imprimé, de l’écriture etdu récit, de la création de la phrase et de la gestation de son incarnationmatérielle. »
Son expertise de la mise en pagevaudra d’ailleurs à Goscinny une reconnaissance élargie aux métiers del’impression. A Pilote, leresponsable de la maquette et de la fabrication, Guy Jitton, un ancientypographe, l’appelait lui aussi « patron »,ce qui était un sacré « compliment »,comme le raconte Guy Vidal, qui lui succéda à la tête du magazine, dans René Goscinny, profession : humoriste (Dargaud,1997). On oublierait presque que le père de l’irréductible Gaulois donna à sonhéros un nom dérivé d’un symbole typographique : l’astérisque.