Georges CLEMENCEAU (1841
- 1929), journaliste et homme d’Etat français
Manuscrit autographe intitulé « Alerte ».
S.l.n.d. (Début juillet 1914) ; 5 pages ½ in-4°.
Article avec de nombreuses ratures, annotations, rajouts en
vue d’être publié dans le quotidien de Clemenceau, « l’Homme libre »,
début juillet 1914.
Article historique de Clemenceau donnant une fine analyse de
la complexité des enjeux politiques entre les différents protagonistes dans la
poudrière des Balkans, suite à l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche
par un nationaliste serbe, le 28 juin 1914, qui déclencha l’ultimatum de l’empire
Austro-Hongrois à la Serbie. Un mois plus tard, l’Europe s’embrasait pour
quatre années d’un conflit entre les empires qui s’étendit à d’autres pays avec
près de dix millions de morts et disparus et vingt et un millions de blessés et
de mutilés : « L’ultimatum
que l’Autriche vient d’envoyer à la Serbie en lui demandant de tout faire pour
évacuer le territoire Albanais ( ?) est un de ces coups des Autrichien
qui pour être dans la logique de la situation, n’est souvent pas moins, comme
on l’a très bien dit un ahurissement général. L’acte est dans la logique de la
situation parce que l’Europe a pris l’habitude depuis l’offensive de la Bosnie-Herzégovine,
de laisser l’Autriche conduire le jeu de la diplomatie dans les Balkans sous la
menace perpétuelle de la guerre, constitution d’une Albanie incohérente sans
une…de nationalité, l’Adriatique fournie aux Serbes, intervention de force à soutenir
les hommes d’Etat antichars, qui ne sait peut être pas de la plus haute
envergure, serviront les élèves de M. d’Arenthal parce qu’ils sont prêts à
répéter indifféremment le coup d’audace qui lui réussit en Bosnie parce que la
Russie ne reconsidérait pas (et ne reconsidère pas davantage aujourd’hui) en
état suffisant de préparation pour la guerre. Mais ils n’ont peut être pas
calculé que l’état d’esprit du gouvernement et du peuple est un facteur capital
de paix et de guerre avec lequel il faut aussi compter (…). C’est ce qui fait
que la surprise de violence dont l’Autriche semble se rendre coupable – sans aucune
excuse, pourrait avoir, même aujourd’hui même, du moins à assez bref délai, des
conséquences graves sur les parties directement en cause - de même pour les
autres. Les faits sont bien connus. Nulle équivoque n’est possible. L’Autriche,
d’accord avec l’Italie, a forcé la main à l’Europe pour l’éviction d’un état Albanais
qui ne peut être qu’un foyer permanent de conflits, elle a d’autorité amené les
Puissances de la Triple entente, malgré leur intérêt manifeste et au mépris de
toute justice (…) à interdire l’accès de l’Adriatique à la Serbie, à
entreprendre d’Albaniser manu militari les Grecs de l’épine dont le
patriotisme ardent a fait ses preuves – ce qui peut nous faire craindre le plus
redoutable conflit au printemps. Qui donc se chargera d’elle amputer les Grecs
de l’empire ? Et si quelqu’un s’en charge, comment cette privation se
pourra t-elle faire sans déchainer des prêchi ou prêcha – par la seule action
de contact- une série de conflagrations inévitables ? Encore n’ai-je rien
dit des îles de mer Egée. Tant bien que mal, chacun a tâché de s’accommoder à
la violence autrichienne. Le Montenegro a évacué Scutari. Les serbes se sont retirés
de l’Adriatique, avec quels sentiments au cœur. Ils ont même cherché, par un haut
effort de diplomatie, à se rapprocher de l’Autriche en arguant même des
sacrifices qu’ils avaient dû consentir pour obtenir de Vienne un régime
économique acceptable pour les deux parties. N’est ce pas M. Pachitch qui vouait,
l’autre jour, d’une sortie au comte de Rothchild avec des paroles de confiance,
hautement publiques, dans les graves dispositions de l’Autriche à l’égard de la
Serbie, et c’est à quelques jours que ce même comte Rothchild adresse à ce même
Pachitch un brutal ultimatum qui ne peut avoir d’autre but que d’humilier une
fois de plus la Serbie, et d’autre résultat que de jeter audacieusement le gant
à la cohérence européenne de Londres. Ce qui motive ce défi, inattendu pour la
diplomatie de la Triple entente, c’est une soudaine irruption des hardes
albanaises sur les tentatives serbes (…). Toutes les autopsies des peuples incivilisés.
Des villages, des villes serbes sont ainsi tombées au pouvoir des Albanais,
invoquant pour les plus abominables violations du droit des gens, le droit de la
guerre en temps de paix [phrases raturées]
d’une provocation de la part des Serbes.
L’accusation est contredite par les faits puisqu’il leur a fallu plus d’une
semaine par une élucubration partielle qui leur permit de reprendre possession
de leur frappe. C’est là que leur crime commence aux yeux de l’Autriche, l’armée
serbe refoulant l’agresseur (…) à la ligne précise que personne ne connait
puis que la commission (…) délimitant la frontière de l’Albanie. Avec une
parfaite loyauté les Serbes avaient pris la peine d’avertir le cabinet de
Vienne qu’ils avaient obligés de garder certaines parties stratégiques jusqu’à
l’exécution des décisions de Londres leur eut fourni des garanties pour la
sécurité de leurs frontières. Le vulgaire bon sens exigeait qu’il en fût ainsi.
On ne peut vraiment pas demander aux Serbes d’entretenir une armée sur le pied de
guerre pour être toujours en mesure de refouler les Albanais à qui l’Europe est
hors d’état d’imposer le respect des frontières qu’elle leur a données, et que
l’Autriche couve de leurs brigandages. Cet étonnant pays n’a pas moins de deux
gouvernements qui sont, bien entendu, en conflit permanent l’un vers l’autre. A
Valona [ville de l’actuelle
Albanie] (pays d’influence
italienne (…)) l’Autriche a fabriqué de toutes pièces un gouvernement auquel
personne n’obéit, tandis qu’Essad Pacha [officier de l’armée ottomane il devient dictateur de l’Albanie en
octobre 1914] avec ses troupes est
au moins maître du terrain qu’il occupe et ce qui n’empêche pas chaque clan
albanais de n’en faire qu’à sa volonté. Faites brocher par cette anarchie la
vivacité italienne qu’aboutit, sans couleur de religion ou de clientèle
étrangère a susciter, à aggraver les inimitiés traditionnelles (…) quelle
organisation de paix peut sortir de tout cela. Au moment même où l’Autriche conteste
à la Serbie le droit de se défendre contre les agressions albanaises, le
gouvernement Monténégro découvre à Antivari [ville du Montenegro], à
bord d’un vapeur autrichien quatre cents caisses de cartouches à destination de
Valona, escortées de deux sous officiers autrichiens. Tout commentaire est
superflu. Maintenant, que va-t-il advenir de l’ultimatum à la Serbie ?
Tout ce monde, va lui conseiller de céder et elle s’y résoudra, de bonne ou de
mauvaise grâce, fatalement, comme le moment de recul qu’on lui demande est
impossible à déterminer puisqu’il n’ y a pas de frontières tracées, il faudra
qu’elle s’en rapporte à l’arbitraire de Vienne. Cela dépasse vraiment la mesure
ordinaire des humiliations qu’ils peuvent accepter. D’autant que les agressions
albanaises se trouvent aussi officiellement encouragées par le puissant état
qui leur fournit des armes et des munitions à cet effet. Et ne font jamais
exagérer les organismes même en diplomatie. Mais je n’ai rien dit de l’Europe
qui se trouve unie par le Corum Mercato est dans une situation si fausse et si parfaitement
ridicule que je me demande comment la conférence de Londres pourra de nouveau
se réunir. Jusqu’à ce jour le cabinet de Vienne, escomptant l’universel devoir
de paix à tout prix, avait obtenu de la conférence de Londres qu’elle servit
ses desseins et se fit l’exécutrice de ses retardés. C’est au nom de l’Europe
que la Serbie fut invitée à reculer de l’Adriatique. C’est « l’Europe »,
qui se trouve substituées au Montenegro à Soutari [empire Ottomann]. Aujourd’hui
c’est l’Autriche, n’ayant reçu de précision que d’elle-même, partant d’imposer
l’exécution des décisions des puissances et mettre de sa seule initiative,
toute l’Europe en présence d’un casus belli. Je ne peux pas douter que
la Serbie ne cède. Mais quelle visé la situation des puissances au regard l’une
de l’autre après ce coup d’état international ? Il n’y avait que de l’Europe,
au sens d’accord précaire que l’on pouvait donner à ce mot. Il n’y en a plus du
tout, puisqu’on ne prend plus la peine de sauver même les apparences. Comment
les diplomates réunis sous la présidence de Sir Edmond Gray pouvaient ils
maintenant s’aborder sérieusement pour discuter d’une entente quand ils ne peuvent
plus feindre d’ignorer que l’Autriche et avec elle l’Allemagne et l’Italie (qui
tout en restant dans la coalition, gardent leur « bienveillance » à l’Albanie)
font ouvertement à leur guise sans faire aux autres puissances l’honneur, même
apparente, de les consulter. Une notification après coup, (…)à titre de tardive
courtoisie, est tout ce que l’Europe a pu obtenir du cabinet austro-hongrois.
Les sentiments de Londres, de Pétesbourg de même de Paris, toujours en remorque,
ne sont pas difficiles à comprendre. Sir Edmond Grey n’admettra pas de bonne
grâce un pareil mépris des convenances diplomatiques accompagnant une brutale
rupture de l’accord où l’honneur de chaque puissance se trouve congédié. Le
gouvernement a choisi cette heure pour se disperser. Son opinion n’est pas d’intervenir.
(…) L’intérêt et le devoir de la France la rangent nécessairement aux dernières
chances d’un rapprochement austro-russe (…). Coté de ses alliés de ses amis, si
l’on songe d’autre part que les intérêts de la Grèce dans cette affaire sont encore
plus gravement engagés que ceux de la Serbie puisque l’alliance austro-italienne
la menace à la fois dans l’espoir et dans la mer Egée. On pense bien que l’alliance
turco-bulgare ne demande qu’à se donner sous l’égide de l’Allemagne contre les
nationalités émigrées. La Roumanie, qui a vaincu sans bataille, va se trouver
prise entre les traditions de sa politique autrichienne et sa récente entente
avec la Grèce et la Serbie. Voilà sur quelles dispositions des gouvernements et
des peuples se fondent la paix d’aujourd’hui. La Serbie a fait une réponse
diplomatique très sage où tout est maintenant discutable se montre prête à
converser. Pendant ce temps, toutes les démobilisations commencées s’invitent
pour des préparatifs de pré mobilisation. Seul le gouvernement nationaliste de
la France a pour occupation de démobiliser. Il nous a déclaré que deux closes restrictives
étaient nécessaires pour notre défense, et aussitôt dit, quand ces deux casus
sur les dirigeants, il renvoie celle dont l’instruction est achevée pour la
remplacer par deux casus non instruites qu’il faudrait envoyer à l’arrière en
cas de mobilisation, ce qui causerait un désordre indescriptible. La frontière
française est toujours ainsi ouverte de novembre à avril. Tous nos officiers
sans aucune exception (…). »