Dans la généalogie du savoir sur le
Maghreb, la figure de Robert Montagne (1890-1953) s'interpose comme chaînon
intermédiaire entre Masqueray et Berque, Ibn Khaldûn et Gellner. Cet ouvrage
ambitionne de prendre la mesure de ce sociologue du monde musulman faisant
oeuvre non pas malgré l'écran du fait colonial, mais à cause du projet colonial
: connaître pour mieux administrer. Comprendre comment Montagne, en qualité de
chercheur collant à une institution (direction des Affaires indigènes à Rabat,
IFEAD à Damas, CHEAM à Paris), construisait son objet et élaborait des synthèses
(Les Berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc, La Civilisation du désert,
Naissance du prolétariat marocain. Enquête collective), dont les anticipations
furent créditées à des auteurs ultérieurs. Faire la part de ce qui a vieilli,
pour retrouver la source vive d'un chercheur de terrain, à l'écoute de ce qui
reste méprisé par les orientalistes de son temps : Berbères du Haut-Atlas, dont
la siba prend, sous sa plume, les proportions d'un système politique, Bédouins
dont il reconstitue la représentation du monde ; prolétariat néo-urbain à
Casablanca, qu'il arrache à la sociologie passéiste de son époque. Au lecteur
d'aujourd'hui une certitude s'impose : avec Montagne, la colonisation n'a rien
gagné, mais la science n'a pas perdu son temps. Et le foisonnement de ce recueil
révèle que cela peut intéresser du monde.