L'ouvrage
d'Ernest Renan a fait date au XIXe siècle. Son objet est un philosophe
arabe d'Andalousie, l'exposé de ses doctrines, l'histoire de sa longue
et surprenante postérité. C'est donc un livre d'histoire où l'on apprend
tout ou presque sur un homme né en 1126, Ibn Rushd, en latin Averroès,
qui vécut sous les règnes des deux grands souverains de l'empire
africano-berbère des Almohades, où étaient politiquement fondus les
restes de l'Espagne musulmane. Il a, entre 1168 et 1198, date de sa mort
en exil, à Marrakech, produit l'œuvre philosophique la plus importante
du Moyen Age, commentant la quasi-totalité de l'œuvre d'Aristote à une
époque où les chrétiens d'Occident commençaient à peine à se
familiariser avec elle. Traduite en latin, son œuvre a régné sur les
universités européennes jusqu'à la fin du XVIe siècle, faisant d'Ibn
Rushd la pièce centrale du dispositif intellectuel qui a permis à la
pensée européenne de construire son identité philosophique. Le travail
de Renan présente une ambiguïté essentielle : son livre se présente
comme un extraordinaire roman philologique des légendes successives de
l'averroïsme. Ainsi ne constitue-t-il pas un livre d'histoire de la
philosophie au sens actuel du terme. L'Averroès dont nous parle Renan
est un substitut, c'est Aristote continué par d'autres moyens. En
inventant l'arabisme pour faire pièce à l'hellénisme, Renan contribue à
forger le mythe d'une rationalité grecque définissant l'identité
européenne. Il reste que ce texte vit autant des questions qu'il pose
que de celles qu'il oblige son lecteur à lui poser.