Petite Naga, avec 90 illustrations de Ferdinand Bac, L. Mouchot, Baldo, Bayard fils, Mlle Simon et V. Méaulle, Paris, Ducrocq, 1891.
CHAPITRE II
HISTOIRE D'UNE PRINCESSE. D'UN TIGRE ET D'UN MENDIANT
— « Dans l'Inde, deux cent cinquante millions d'hommes
subissent le joug de soixante mille Européens!
» Ils sont leurs esclaves, leur chose.
» Quel rêve! D'une poussée, même sans armes, nous pour-
rions les écraser et faire de ces dominateurs une telle hécatombe
que pas un d'eux ne reverrait sa patrie!...
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» La Patrie ! Voilà un mot européen, chère mignonne, mot
prodigieux qui est l'âme de la vieille Europe; mot magique qui
n'a pas de signification dans notre langue. Pour l'indien, un
homme à peine éloigné de son village est un étranger au même
titre que celui qui n'a ni son langage, ni sa religion. La discorde
règne chez les princes, l'indifférence chez le peuple! Tu vois, je
suis d'une race d'esclaves, de rascals ; mais du moins, pour
quelques jours, j'ai pu faire une patrie de l'Inde, j'ai rendu
libre un peuple : j'ai fait agir et vibrer des âmes qui sont retom-
bées maintenant dans le pire des sommeils, celui de l'indiffé-
rence et de l'abêtissement. »
Petite Naga, qui adorait les histoires, prit une pose commode
pour bien entendre et de sa voix toujours un peu moqueuse elle
dit : « Il était une fois... »
Le vieillard sourit, "regarda" la fillette avec une tendresse
infinie et d'une voix plus douce, mais affreusement triste,
commença ainsi son récit":
— « Mon père était un homme énergique et vaillant : il ne
voulut pas,: au début de la domination,anglaise, accepter, la
médiation de ses; dominateurs dans un différend qu'il" avait avec
un prince voisin. De ce fait, il fut dépossédé. Il avait vingt ans
alors !
» Quelques mois après, il se maria, pauvre et presque
fugitif, à la ûlle du rajah de Sambalpour , grand ami des ....
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L'amour, ma pauvre enfant, fait de ces bizarres unions.
» Voici comment mon père vit cette jeune fille et comment le
pauvre mendiant redevint du jour au lendemain un des princes
les plus riches de l'Inde, car les mines de Sanibalpour furent
des dernières exploitées : Golconde ne donnait plus que des....
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La colère du vieillard semblait diminuer peu à peu. Sa voix
devenait moins brusque; moins âpres étaient ses paroles. Du
reste jamais son humeur noire ne résistait aux câlineries de
Naga qui, d'un mot, d'un geste, d'une caresse, chassait les soucis
de cette âme dont elle était, la maîtresse absolue. De plus, le
drame qu'il allait raconter commençait en idylle et ce fut sur le
ton d'une caressante tendresse qu'il continua :
— « Voilà donc mon père errant, n'ayant d'autre compagnon
que son poignard; mais il était jeune, fier et aimait les aventures.
» Un jour il traversa un village qui lui sembla absolument
abandonné. Etoimé, inquiet même, craignant qu'une épidémie'
n'eût amené la fuite des habitants, il hâtait le pas et fuyait cette
triste contrée quand, au coin d'une masure, il vit un vieillard
debout, adossé à la muraille.
» C'était un fakir.
- » — Pourquoi ce village est-il désert, dit-il, le temple de
Siva n'a-t-il plus de fidèles ?
» Le fakir lui répondit :
» — Le tigre a dévoré en cinq semaines plus de cinquante.
des malheureux habitants ; le monstre déploie une telle férocité
qu'aucun chasseur n'est venu le combattre. Tu sais que lorsqu'il
est devenu « mangeur d'hommes » (man-eater comme l'appellent ...