Le Gazetier Cuirassé ou Anecdotes scandaleuses de la Cour de France
par Théveneau de Morande – 1772.
Théveneau de Morande a publié la même année deux autres
pamphlets qui se présentent comme des «suites» du Gazetier cuirassé : I)
Mélanges confus sur des matières fort claires, par l'auteur du «Gazetier
cuirassé , «Imprimé sous le soleil» (Londres, 1771) Le Philosophe cynique, pour
servir de suite aux Anecdotes scandaleuses de la Cour de France «Imprimé dans
une isle qui fait trembler la terre ferme» (Londres, 1771). Dès 1771, ces deux
suites sont publiées conjointement avec le Gazetier cuirassé.
Connu pour être un «libertin dangereux» vivant d'«intrigues
et d'escroqueries», Théveneau de Morande est enfermé à For-l'Evêque en février
1765, puis de nouveau en juin 1768, avant d'être transféré à la Maison des
Bons-Fils d'Armentières : devant ses dépenses et ses excès, son père, notaire à
Arnay-le-Duc, s'était finalement résolu à demander des ordres du roi contre lui.
Remis en liberté en juillet 1769, menacé à nouveau d'être arrêté pour escroquerie,
Morande s'enfuit à Bruxelles, puis à Ostende d'où il gagne l'Angleterre. A
Londres, où il s'installe, il fait bientôt partie de la petite colonie de
réfugiés et d'aventuriers français qui se réunit d'ordinaire chez le libraire
Boissière, l'un des animateurs de cette «fabrique de libelles» qui inonde alors
l'Europe de ses produits. Sans ressources, «pressé par la misère», Morande
entreprend à son tour de vivre de sa plume et de faire «un métier du libelle ».
Le Gazetier cuirassé, qu'il fait paraître en août 1771, fut,
selon lui, «conçu, écrit, copié, imprimé et publié en dix-sept jours».
«Gazetier» dans la mesure où il traite de l'actualité, «cuirassé» pour partir
en guerre contre les «gens vicieux» qu'il veut écraser sous les coups de
mortier de «la Vérité», Morande adopte pour son «ramas d'anecdotes»,
l'expression est de lui, une formule qui pastiche la forme de présentation des
nouvelles dans les journaux et les «nouvelles à la main» de l'époque : les
anecdotes, racontées en de courts paragraphes, sont mises bout à bout et
réparties dans différentes rubriques : «Nouvelles politiques» (p. 13-72) ;
«Nouvelles apocryphes» (p. 75-87) ; «Nouvelles secrètes» (p. 88-110) ;
«Nouvelles extraordinaires» (p. 111-122) ; suivies des «Clefs des anecdotes et
nouvelles» (p. 123-154).
Tout en affirmant mener son combat au nom de la vérité, le
Gazetier cuirassé ne s'astreint pas à être vrai. Morande lui-même prévient son
lecteur qu'il ajoute, «décore», que certaines des «nouvelles qu' il donne pour
vraies sont tout au plus vraisemblables, et que dans le nombre même il s'en
trouvera dont la fausseté est évidente» (p. 3). Les lois du genre, celles du
pamphlet comme celles de la «chronique scandaleuse», aussi bien d'ailleurs que
le profit financier escompté, expliquent ce recours à la «décoration», à la
surenchère dans le piquant, le grossier, le scandaleux. «Philosophe cynique»
comme il se nomme lui-même, Morande sait que le succès de sa publication ne
peut être qu'un succès de scandale. Mais il est aussi animé d'une véritable
rage destructrice contre un ordre social qu'il hait et dont il entreprend de
révéler «les horreurs souterraines» ou d'embellir les «secrets de coulisse»
pour mieux en saper les fondements. Dans la guerre sans quartier qu'il déclare
à toutes les formes du «despotisme des gens en place», la fin servira de justification,
si nécessaire, aux moyens employés.
La France dont le Gazetier cuirassé dresse le tableau, est
un pays à la dérive, livré à l'arbitraire et à la violence : si on le fait «en
secret et adroitement», le nouvel «usage du monde» permet de forcer, d'enlever,
d'assassiner, et «on se pend, on se poignarde, on se brûle la cervelle en
France plus fort que jamais», les rues et les «grands chemins royaux» étant
d'autant plus infectés de «brigands» que «leurs chefs sont en place» ( p. 17,
59, 67, 135). Le chancelier de Maupéou agit persuadé qu'un «état monarchique
est un état où le prince a le droit de vie ou de mort sur ses sujets, où il est
le propriétaire de toutes les fortunes de son royaume, où l'honneur est fondé
sur des principes arbitraires, ainsi que l'équité qui doit toujours obéir aux
intérêts du souverain» (Mélanges, p. 2-3). Le duc d'Aiguillon prouve par sa conduite
qu'«aujourd'hui un pair de France peut empoisonner, ruiner une province,
suborner des témoins impunément, pourvu qu'il ait l'art de faire sa cour et de
bien mentir». La comtesse du Barry, «production monacale» éduquée sous les
lanternes de Paris et au «séminaire du Palais-Royal», règne en «grande
maîtresse» des «vestales» d'une cour où Mme Gourdan a un tabouret ( p. 51,
57-58, 80, 137-140). Quant au roi, marionnette dirigée par ses vices et ses
ministres, il n'a plus que «la liberté de coucher avec sa maîtresse et de
caresser ses chiens» (p. 50) ; égarés, le sceptre et la main de justice
viennent d'être retrouvés sur «la toilette d'une jolie femme appelée comtesse
qui s'en sert pour amuser son chat» (Le Philosophe cynique, p. 43-44).
Pour Morande, despotisme, dégradation morale, perversion
vont de pair, se suscitant et se renforçant l'un l'autre. La France n'est plus
qu'un pays de prisons et de «maisons de plaisance», «magasins pour les menus
plaisirs du roi» et des «grands», un pays gangrené à l'image de ses élites, des
élites dégénérées et corrompues qui n'hésitent devant aucune cruauté pour
conserver leur pouvoir ou leur vie (une machine permettant de pendre en série,
rapidement et efficacement, vient d'être mise au point) ; et pour essayer de
trouver un remède aux «petites inquiétudes de santé» qui rongent le roi et la
noblesse, on expérimente à Bicêtre sur des «malheureux qui sont dans le même
cas» et sur lesquels on fait des «essais jusqu'à la mort inclusivement» (G.C.,
p. 74).
«Ouvrage de ténèbres», selon l'expression de Voltaire
(Questions sur l'Encyclopédie, art. «Quisquis»), le Gazetier cuirassé ne
respecte rien. Expression exacerbée d'une haine viscérale pour l'ancien régime
et ses élites, il en entreprend la destruction systématique. Il «désacralise
ses symboles, détruit les mythes qui le légitimaient aux yeux du public»,
montre que «la maladie sociale qui pourrit la société française a sa source au
sommet», afin de propager un «contre-mythe», celui du «despotisme dégénéré».
Dès sa publication, ce «pamphlet allégorique, satirique et
licencieux» attire la «curiosité des amateurs», et l'édition clandestine qui en
circule aussitôt en France, édition qui contient également les deux «suites»
écrites la même année, les Mélanges confus sur des matières fort claires et le Philosophe
cynique, se vend «fort chère» et est «très recherchée». Dès la fin de 1771,
«plusieurs ballots» d'une «seconde édition» imprimée à Genève, sont également
introduits en France. Succès de scandale, succès de librairie, le Gazetier
cuirassé fait connaître Morande et l'enrichit, sa vente lui aurait rapporté
plus de «mille guinées». Ce succès l'encourage à continuer dans cette voie et à
tirer profit de la «spéculation sur les libelles», menaçant par exemple «certaines
personnes opulentes d'imprimer des anecdotes secrètes et scandaleuses sur leurs
comptes si elles ne subissent pas la rançon qu'il leur impose». Passé maître
dans l'art de la rédaction et du «commerce» de pamphlets, s'enrichissant en
vendant ses écrits ou son silence, Morande devient alors très vite l'un des
libellistes
les plus redoutés de l'ancien régime, comme le montrent par
exemple les négociations menées par Beaumarchais au nom de la Cour pour
racheter le manuscrit des Mémoires secrets d'une femme publique qui s'en
prenaient à la comtesse du Barry.
Au début de la Révolution, un journal portant le titre de
Gazetier cuirassé, et qu'il ne faut pas confondre avec le pamphlet de Morande,
sera publié brièvement à Paris (1790, 12 numéros). Son auteur, nouveau
«Brutus», se donne pour tâche de «démasquer» de sa «plume patriotique» les
«tyrans», les «traîtres» et les «scélérats aristocrates», et de «conjurer sur
leurs têtes les malédictions des braves patriotes». «A qui devons-nous,
remarque-t-il, le prodige de la révolution, si ce n'est à la plume d'écrivains
philosophes et intrépides» comme l'ancien «gazetier cuirassé» ? Morande, lui,
est toujours à Londres, et il ne rentre en France qu'à la fin du mois de mai
1791. Dès le début du mois suivant, il fait paraître l'Argus patriote (9 juin –
5 sept. 1791, 25 numéros ), journal hebdomadaire qui, contre «le parti
républicain» et «le parti aristocratique», va défendre, au nom de la raison et
de la modération, le roi et le principe d'une monarchie constitutionnelle.
Beaumarchais avait, il est vrai, réussi à transformer l'«audacieux braconnier»
en un «excellent garde-chasse».
« On a fait le dénombrement des maisons de plaisance de
sa majesté en comptant Versailles, la Bastille, Vin cennes, Marli, Bicêtre… et
on en compte neuf cents, sans les maisons religieuses, qui servent de magazins
pour les menus plaisirs du roi…
Les filles de Paris ont présente tant de placets à madame du
Barry* contre le lieutenant de police, qu’il lui est défendu actuellement de mettre
le pied dans aucun Bordel.
*Il y en a beaucoup qui ont vécu dans la plus grande
familiarité avec la comtesse qui leur a fait toutes les grâces qu’elle avait
voulu obtenir autrefois… »
Le frontispice et la page de titre de 1772 ont été copiés sur papier ancien et collés en tête de volume.