Version originale française
Sous-titres : allemand


" Lorsqu'il décide, le premier et le seul semble-t-il, d'intégrer Médée dans la galerie des grands mythes du théâtre grec, Euripide semble reprendre à son compte et intégralement le récit que Pindare a fixé. À un détail près pourtant. Ici, Médée ajoute à ses précédents crimes le meurtre de ses enfants. L'un après l'autre, elle les égorge. Calmement, avec amour, pourrait-on dire. Et, fait exceptionnel dans la tradition tragique grecque, elle revendique son acte. À aucun moment, comme avaient pu le faire les parricides Hercule et Agamemnon, elle ne dénonce la volonté maligne des dieux pour se disculper. Infanticide elle s'est voulue, infanticide elle restera. Pour l'étrangère, la “métèque” d'Asie mineure, qu'elle est demeurée, la vie, la sienne, celle des autres, aurait-elle une moindre valeur à ses yeux qu'aux yeux des Grecs ? A-t-elle agi pour épargner à ses enfants la barbarie des hommes de Créon ? A-t-elle voulu, pour en finir, infliger à Jason, leur père, une vengeance ultime qui soit à la mesure de sa trahison ? Le refoulé trop lourd de ses culpabilités appelait-il en contrepartie des crimes commis pour l'amant, le crime des crimes commis cette fois contre lui ? A-t-elle espéré, s'abandonnant à une telle frénésie d'autodestruction, rejoindre Jason dans son néant et ne plus le quitter ? Ou au contraire, a-t-elle voulu, en supprimant les derniers témoins de sa passion recommencer sa vie, sa vie non seulement sans Jason, mais sa vie d'avant Jason ? C'est cette dernière hypothèse que l'épilogue, dans sa surprenante sérénité, semble privilégier. En vérité, de quelque façon qu'on s'en approche, il ne manque pas de raisons, formulables ou pas, intelligibles ou non, au double infanticide de Médée. Le miracle, avec Euripide, ou le scandale comme on voudra, c'est que la meurtrière gagne en mystère lorsqu'on essaie de la percer à jour ; en séduction lorsqu'on s'efforce de la confondre ; en humanité lorsqu'on voudrait la décréter sauvage. Mieux encore : notre sympathie pour elle croît dans le temps même que croît notre conscience de sa monstruosité. Médée ne mendie pas notre compassion ; elle ne nous invite pas, pas plus qu'elle n'invite les femmes du chœur, à oublier l'immémorial interdit qui frappe ses derniers crimes ; mais elle passe outre, et fascinés autant que transis d'horreur, nous passons outre avec elle. À l'issue du siècle qui s'achève, le plus inventif mais le plus barbare aussi qu'aient connu les hommes, il faut en prendre son parti : avec Médée, personne, après lui, de Sénèque à Corneille, de Delacroix à Pasolini, de Vauthier à Heiner Müller, n'aura été plus loin, n'aura été plus vrai, plus direct, moins rhétorique qu'Euripide, dans ses explorations de l'abyssale ambivalence de l'animal humain. C'est par une mythologie de cinéma que j'accède à Médée, une Médée qui transitant d'abord par les figures familières du fait divers, et les “mères-monstres” de notre actualité, accéderait peu à peu au sublime, à l'étanche de la tragédie, dans une espèce d'étonnement, presque d'indifférence, face à ses propres crimes. Relayé par celui d'Isabelle Huppert, le mythe de Médée deviendrait alors la figure au féminin du monstre qui nous habite, familier, déchirant, et pour jamais étranger à nous-mêmes. Jacques Lassalle