'Il n'est pas d'expression plus vive et plus cruelle de l'amour que ces incomparables Sonnets. Ce n'est pourtant pas cela qui fait leur gloire. Leur gloire semble encore attachée à l'existence d'un phénomène poétique se déroulant à travers le lyrisme tour à tour brillant impassible féroce et sanglotant dans une suite de cent cinquante-quatre pièces. Shakespeare ce noble démon est probablement ici tout entier sous les astres de la première partie de sa course. C'est dans une profonde incertitude et beaucoup
d'obscurité même que s'accomplit pour nous le phénomène poétique des Sonnets si étroitement lié à l'existence d'un homme. Les grandes options sentimentales ou érotiques ne sont pas définies ; le phénomène ne propose ni un concetto ni une expérience tragique mais les deux réunis avec le masque du grand art. Ces Sonnets n'étaient point faits du reste pour être lus par le public ; ils étaient conçus pour une récitation à voix basse ou une confidence amoureuse ou une sourde querelle. Cette suprême poésie n'a aucune ambition d'être une poésie. Elle est ambitieuse de secret. [...] Un triple amour est exposé. Le plus important est sans conteste celui du poète pour un homme aux yeux admirables à la chevelure blonde au teint de parfaite douceur symbole de la jeunesse. L'autre est un violent lien à une femme noire par les yeux et les cheveux dont la couleur en soi méprisable est rachetée par une extrême chaleur. Cette femme est de plus foncièrement infidèle au poète envoûté ; elle séduit l'ami et l'arrache sans doute au premier amour. L'auteur des Sonnets est - à travers ses fictions - le centre d'un triple conflit avec lui-même avec l'amant et avec la maîtresse. L'ensemble des Sonnets lui paraît dès lors comme le drame érotique par excellence où le poète est identifié à la nature avec ses ambiguïtés et tous ses sens possibles ; où l'aimé couvert de beauté est Éros (sur soi-même incliné) ; où la femme sombre est traitée comme déchéance de la nature ; et le drame a tou...