Manuscrit autographe de premier jet pour le poème
« Le Voyageur », issu du recueil Alcools
S.l.n.d [c. 1909-1910], 1 p. 1/4 in-4to, à l’encre noire, nombreuses ratures
Traces de pliures, infime manque dans le coin supérieur droit sans atteinte au
texte, petite déchirure en marge gauche
Précieux manuscrit de premier jet, très
raturé et en grande partie inédit, pour « Le Voyageur», l’un des plus beaux et des plus
importants poèmes du recueil Alcools
Le manuscrit est enrichi, entre autres croquis, d’un superbe dessin cubiste
représentant deux matelots
Le plus ancien et le seul manuscrit de ce poème encore en mains privées
Le présent feuillet comporte deux poèmes ou ébauches
de poèmes.
Le poème, au verso, est la déclinaison de vingt-sept vers qui développent les
aventures de deux matelots, vers qui constituent le cœur du célèbre poème
« Le Voyageur », publié pour la première fois dans la revue Les
Soirées de Paris (1912), puis dans Alcools (1913).
Au recto du feuillet figurent six vers qui semblent
apparentés de loin au poème « L’Arbre » de Calligrammes (1918).
Au cœur du processus créatif de Guillaume Apollinaire
Tout amateur de la poésie d’Apollinaire identifie
immédiatement ces vers :
Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés
Deux matelots qui ne s’étaient jamais parlé
Le plus jeune en mourant tombe sur le côté
L’ainé portait au cou une chaîne de fer
Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse
Dans sa première ébauche, ce couplet semble avoir trouvé sa forme définitive, à cela près que dans la version publiée, « tombe » est mis au passé simple, « tomba ».
Alcools a été rédigé à
la jonction entre le symbolisme et l’avant-garde, ainsi que l’indique la
mention « 1898-1913 » sur la page de titre du recueil. On reconnaît
dans le poème « Le Voyageur » cet éclectisme, notamment remarquable
dans l’amalgame de vers réguliers et de vers libres, le respect de certaines
règles classiques mêlé de licences poétiques. Ainsi les dates s’accordent-elles
parfaitement avec cette période de transgression pour certains, de
renouvellement pour d’autres, du canon poétique.
On peut dater cette suite de vingt-sept vers grâce aux
dessins qui l’encadrent. La parenté entre le dessin principal et les vers est
évidente par le sujet, l’encre et l’insertion du dessin dans le texte. Le
dessin principal, de facture cubiste, illustre la façon dont Apollinaire
dessinait en 1909-1910. Le poète et Pablo Picasso, chef de file du cubisme, se
fréquentaient alors régulièrement. Il est donc possible de dater ces vers de la
même époque. On remarque aussi que le croquis représentant un dromadaire
ressemble fortement à un croquis en marge des épreuves du poème « Dromadaire »,
présent dans Bestiaire (1911) et daté de 1910. Cette date est aussi
confirmée par les deux polichinelles, identiques à un polichinelle dessiné en
marge d’un manuscrit du poème « Vendémiaire », daté lui de 1909, et
aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France. Enfin, les Œuvres
Complètes de la collection de la Pléiade mentionnent un propos de Fernand
Fleuret affirmant qu’Apollinaire et lui-même (qui s’étaient rencontrés en 1909)
s’amusaient à improviser en marchand dans la rue, lorsqu’ils sortaient de la
Bibliothèque nationale, et que ce poème fut composé entre la rue de Richelieu
et la rue Notre-Dame de Lorette.
Les cinq vers en question constituent le cœur du poème
« Le Voyageur » en ce qu’ils sont repris tels un refrain. Ils convoquent
naturellement le thème du voyage, thème qui nourrit le texte entier tout en
renouvelant les topoï de la rêverie, de la quête identitaire. Les voix et
formes sont souvent approximatives. En effet, que doit-on imaginer des « vagues
poissons », des « femmes sombres », de « quelqu’un » et, surtout, des « deux
matelots » ; que nous valent les pronoms personnels « nous » et « je » qui
répondent à « tu » et « on » ?
Les aventures racontées dans ce poème ne sont pas sans faire écho au poète lui-même, qui se transpose en un voyageur qu’il interroge, comme pour se comprendre. C’est ainsi que les « Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés » forment un point central, un point de repère au sein du poème.
Le dessin des deux matelots accolé au texte nous
rappelle une photographie du poète et de son frère cadet, enfants, à Bologne.
On se souvient de l’aveu d’Apollinaire dans une lettre adressée à Henri
Marineau le 19 juillet 1913, « Chacun de mes poèmes est la commémoration
d’un événement de ma vie. Et le plus souvent il s’agit de tristesse »,
le parallèle entre la photographie et le dessin émerge naturellement : L’un des
matelots dessinés porte une chaîne et l’autre une tresse, comme dans les vers.
C’est ainsi que Guillaume s’associe avec Wilhelm, voyage avec lui, habite avec
lui… ou l’habite, simplement. Les dessins et les vers se complètent donc
parfaitement.
Les vers qui figurent au recto du feuillet, quant à eux, sont plus anciens que ceux au verso ; ils datent peut-être du temps où Apollinaire travaillait au 65, rue de la Victoire (l’adresse apparaît en-tête du feuillet), à la Banque centrale de crédit mobilier et industriel entre 1903 et 1904. En témoignent la graphie tout comme la facture plus classique des vers. N’apparaissant dans aucune œuvre publiée du poète, ils sont inédits. Il n’empêche que l’on retrouve également les thèmes des vaisseaux norvégiens et de la Finlande dans le poème « L’Arbre » de Calligrammes (1918), mais il s’agit là du seul rapprochement entre les deux textes.
Références : Apollinaire. Œuvres poétiques complètes. Bibliothèque de la Pléiade, p. 1053 – Les dessins de Guillaume Apollinaire, Claude Debon et Peter Read, Buchet-Chastel, 2008, pp. 88 et 96. – Sur les « deux matelots », « Quatre notes par Madeleine Boisson », Revue Que Vlo-Ve, juillet-décembre 1985, n° 15-16, pp. 6-10.