CÉLINE, Louis-Ferdinand (1894-1961)
Lettre autographe signée « LD » à Jean-Gabriel
Daragnès
Copenhague, le 19 mars [19]47, 2 p. in-4° à l’encre bleue sur papier ligné brun
Petits manques et déchirures marginales sans manque de texte
La rancœur tenace, Céline dresse un
portrait assassin de celle qu’il soupçonne de l’avoir dénoncé aux autorités
« Mon vieux. Pour la petite histoire et la bonne
rigolade. Tout fini par se savoir… Lis cet écho. Le 10 Déc 1945 j’ai en
effet été rencontré dans la rue de Copenhague mais pas par un
Français mais par une Danoise mariée à un Français, la maîtresse de
Coudert, le chirurgien elle m’a pleuré dans le gilet sur la mort de ses 2
hommes victimes des nazis… en même temps qu’elle me proposait la botte [inviter à une relation sexuelle]… s’ennuyant
horriblement chez ses parents à Copenhague.. J’ai hésité. J’étais fatigué…
excédé.. Je l’aurais enfilée qu’elle aurait fermé sa clape… enfin un
moment. Elle a sauté à l’ambassade, , caveter… Popol [Gen Paul] me
l’avait présentée quelques temps avant le départ… la quarantaine des yeux de
hyène, voyoue, commune, vaguement danseuse, entraîneuse, la donneuse type… J’ai
senti le couperet dès la première vue… J’ai senti la suite – C’était la morue à
buter sans phrase – mais le jeu n’en valait pas la chandelle, j’étais fait
de toutes les façons. D’ailleurs je ne me cachais pas. Ce n’était pas mon
système. La conne a bien fait du luxe – ! Seulement le courage de bourrique
manque? Ce n’est pas moi qui ai jamais donné personne, mais on m’a
donné – Je te le dis, pour la petite histoire. Tout finit par se savoir. Amuse-toi
si elle passe par là sans l’affranchir. Elle passera forcément renifler.
L’assassin revient toujours sur les lieux du crime. Vous aurez une petite
marrance. Je ne me venge pas moi j’ai mieux. Je rends historique !… À
toi cher vieux et bien affectueusement à toi
LD »
Céline avait déjà évoqué cette malencontreuse
rencontre avec Madame Dupland dans les rues de Copenhague, dans une lettre à
Marie Canavaggia du 8 octobre 1945, avant son arrestation : « J’ai rencontré
dans la rue ici il y a 3 semaines une femme danoise mariée à un Français qui me
connaissait du village. Exclamations ! Questions ! Je m’en suis tiré comme j’ai
pu […] Mais cela suffit à jeter un froid !… ». L’écrivain, qui situe cette
rencontre à « Il y a 3 semaines », voudrait donc dire qu’elle daterait aux
alentours du 10 septembre 1945 plutôt que du 10 décembre.
Le 17 décembre, Céline est finalement arrêté à la demande de la légation de
France. Suivent quatorze mois de détention à la prison de Vestre Faengsel à
Copenhague.
Ami et soutien indefectible de Céline pendant les années
noires, le graveur et imprimeur Jean-Gabriel Daragnès (1886-1950) se fixe à
Montmartre au milieu des années 1920, avenue Junot. Il rencontre Céline par
l’intermédiaire de Gen-Paul et de Marcel Aymé, mais ne se lie avec lui que
tardivement, quand l’auteur de Voyage
au bout de la nuit prodigue en tant que médecin des soins à sa
mère, gravement malade. Daragnès est un des premiers à qui Céline écrit après
son incarcération au Danemark. Il devient ainsi son homme de confiance en
France, son informateur à Montmartre, son intermédiaire avec les éditeurs, et
accepte même en 1949 d’agir personnellement auprès de la Cour de justice en sa
faveur. Daragnès ira deux fois au Danemark en 1948, comme commissaire de l’exposition
du Livre français à Copenhague, et ne manque pas de rendre alors visite à
l’exilé. Quand il meurt brusquement en 1950 à la suite d’une opération, Céline
perd avec lui un des ses plus solides appuis. Dans une version intermédiaire de
son roman Féerie pour une
autre fois, écrite au Danemark, il le présente comme « le plus
grand graveur de France. »
Provenance :
Vente d’autographes, Drouot, 5 juin 1992, expert Frédéric Castaing, n°36
Collection Danière
Collection Patrice Campesato
Bibliographie :
Tout CÉLINE 4,Liège, 1987, « inédite » p. 87 (transcription partielle)
Lettres, éd. Henri Godard et Jean-Paul Louis, Pléiade, 2009, n°47-16